Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/193

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qu’il prît garde, si fort était l’instrument de servitude qui le défendait contre les révoltes possibles, de discerner parmi eux ceux qui le pouvaient servir de ceux qui lui étaient hostiles. Il faut supposer une armée envahissante dominant un pays conquis pour se faire une idée des exactions et des abus imposés à cette France conquise par cette troupe d’émigrés. Croit-on que l’on réclame des passeports de tout homme qui voulait se déplacer ? Les affaires, les nécessités, les exigences de la vie commerciale ou privée, tout fut suspendu en France, car, bien entendu, le maire gardait le droit de refuser ses papiers à quiconque « pensait mal ». Ainsi deux habitants de Versailles, dont l’un chevalier de la Légion d’honneur, furent ramenés à pied, les fers aux mains, de Paris à Versailles, leurs papiers n’étant pas en règle !

À la Chambre, une courte session ramenait le débat sur le budget, qui fut voté au mois d’août 1822. C’était le premier budget du ministère Villèle, et en voici les éléments : Dépenses : 905 206 000. Recettes : 914 408 000. Excédent des recettes : 9 292… M. de Villèle, qui fut surtout un financier, inaugura à ce sujet une méthode budgétaire dont on peut dire qu’il y aurait profit pour nous à la reprendre. Il changea le point de départ de l’exercice financier et, au lieu que l’année budgétaire, s’adaptant au calendrier, commençât en janvier pour se terminer en décembre, il la fit commencer en juillet pour finir en juillet, chevauchant ainsi sur deux années. Il évitait ainsi les douzièmes provisoires, c’était une bonne méthode. Mais de quelles rétrogradations elle était composée ! À ce même budget, le gouvernement daigne faire voter la somme de 50 000 francs pour les écoles primaires. C’était la somme annuelle. M. de Laborde proposa de voter une augmentation qui fut écartée. À ce propos Royer-Collard, ancien directeur de l’Instruction publique, qui ne constituait pas encore un ministère, se demanda si quelqu’un, pour la défense du principe d’ordre, avait intérêt à l’ignorance humaine, et il prononça cette fière parole : « Je me demande s’il y a deux espèces humaines. » Quelle tristesse de penser que ces paroles adressées à la seconde Chambre introuvable peuvent revivre au spectacle qu’offre quelquefois notre temps !

De la Chambre avait disparu M. de Serres. Il avait reçu aux élections le salaire auquel il avait, droit, de la main même de ces ultras dont sa parole passionnée, après les avoir meurtris, avait suivi les intérêts. Les ultras, redoutant le retour de sa conviction capricieuse, le firent échouer : il partit pour Naples, chargé de quelque mission obscure, en proie à un mal physique dont sans doute les regrets et l’amertume accrurent la violence et auquel il succomba. Exemple vivant et hélas ! inutile de la vanité du talent que ne soutient pas le caractère ! Grand orateur, il est associé à la gloire naissante de cette éloquence parlementaire dont il fut un des artisans. Homme de pensée débile et incertaine, il serait rayé de l’histoire, si celle-ci n’accueillait comme des manifestations du génie français l’éclat de la parole et la beauté, même nuisible, de l’effort.