Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/202

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Or, tout ce qu’allait tenter sur cette armée, irritée de l’inégalité des châtiments, le carbonarisme, ne pouvait que se retourner contre lui. En vain, le colonel Palvoi se jeta en Espagne pour rassembler sept ou huit mille insurgés français, puis pénétrer avec eux au sein de l’armée, à la frontière et ébranler les soldats par la vue du drapeau tricolore. À peine trois cents hommes furent fidèles au rendez-vous, près d’Irun, et ils étaient dispersés par les mitrailles au pont de Béhobie. En même temps, la police surprenait dans une diligence la preuve du complot, dont, comme toujours, de jeunes imprudents clamaient les complications. On y vit des lettres adressées à M. de Latonde : on révoqua le général Guilleminot, on arrêta M. de Latonde, et le duc de Bellune quitta Paris, quoique ministre de la Guerre, pour aller remplacer le major général. Mais, sur les représentations du duc d’Angoulême, tout ce bruit cessa. Les chefs disgrâciés reprirent la faveur de leur commandement, et, pour étourdir l’armée et l’entraîner dans une diversion, le 7 avril 1823, on lui fit passer la frontière.

De grandes difficultés l’avaient jusque-là retenue, des difficultés d’ordre matériel. La campagne d’Espagne avait été préméditée et le plan avait été, depuis longtemps, préparé au ministère de la Guerre. Or, l’armée, à la veille de l’invasion, se trouvait sans vivres, l’intendant général n’ayant pris aucune mesure. Cette inertie coupable et volontaire profita au célèbre financier Ouvrard. Par une coïncidence qui doit bien peu au hasard, il se trouvait à Bayonne quand le duc d’Angoulême, pressé par les événements et par les jours, ne savait comment il nourrirait l’armée. Cet homme audacieux, sorte d’aventurier gigantesque, tour à tour favori et vaincu de la fortune, spéculateur sous le Directoire, arrêté, ruiné par Napoléon, en ce moment même faible et privé de tous ses droits, s’offrit comme munitionnaire général ; il fut agréé et un contrat fut signé qui, soumis plus tard à l’examen de la Chambre — et nous l’y retrouverons — donnait le droit au bénéficiaire de prendre dans les magasins de l’État toutes les fournitures, et obligeait l’État à lui verser dans les cinq premiers jours du mois les onze douzièmes des sommes présumées pour la dépense du mois. Moyennant cette double condition, l’État donnait à M. Ouvrard, représenté au contrat, que son indignité légale lui interdisait de signer, par son fils, le titre et le profit de munitionnaire général. Comment, par quelles intrigues et par quelles corruptions M. Ouvrard est-il arrivé là ? Nous le retrouverons plus tard.

Cette expédition d’Espagne fut, sauf la fatigue, une promenade militaire et nos troupes ne se rencontrèrent le plus souvent avec les troupes espagnoles que pour en constater le soudain évanouissement. Sans faire usage de leurs armes, les soldats traversèrent cette région escarpée qui, au sortir de la France, par Irun, avait offert en 1810 aux conquérants un redoutable et difficile passage. Mais l’émotion patriotique, l’exaltation d’autrefois étaient tombées : seuls les hommes aisés et riches, les hommes de la classe