Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/268

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complètes. La confusion règne un peu parmi un assemblage quelquefois contradictoire. Et il est heureux que ses disciples aient pu condenser dans des formules moins hâtives, et exposer dans des livres plus clairs les conceptions auxquelles ils ont puisé les leurs. Il semble que de la vie de Saint-Simon, de cette vie mouvementée, quelque chose se soit communiqué à sa pensée mobile, généreuse. Vieilli, malade, sentant la vie se retirer (n’alla-t-il pas au devant de la mort par une tentative de suicide ?) le monde fuir, il voulait tout voir, tout dire, tout noter, et si la méthode n’a pas toujours discipliné ses pensées, c’est que celles-ci jaillissaient d’un cerveau perpétuellement frappé de tous les spectacles, à qui rien ne demeurait étranger, et qui fut l’ardent réceptacle de toutes les idées qui agitaient le monde. D’ailleurs, Saint-Simon a pensé comme son époque pensait, et il en est un reflet fidèle. En vingt ans à peine, deux régimes nouveaux, une terre nouvelle, un horizon nouveau, une magnifique floraison qui semblait spontanée, une agitation perpétuelle, une insécurité lamentable pour les pensées et les intérêts, des ruines et près d’elles des matériaux innombrables et disparates — telle était l’image qu’offrait la société après la Révolution, pendant l’Empire, au début de la Restauration. L’homme, si puissant qu’il soit, n’échappe pas au mouvement universel, et la fièvre générale a communiqué à Saint-Simon une excitation bien légitime.

Du moins, et tout de suite, il fixa la règle invariable d’où doivent procéder nos conceptions, et il y demeura fidèle : les faits sociaux ne se peuvent et ne se doivent examiner que d’après les règles de la science, et cette souveraine qui domine les faits physiques domine aussi les faits humains. Ce sera plus tard le plus sûr héritage que recueilleront des mains amies. C’était, en attendant, la protestation la plus ferme contre l’envahissement des conceptions anciennes. Invoquer la science comme seule arbitre, c’était reléguer au loin cette fatalité chrétienne qui soumet aux caprices du ciel les mouvements de la terre et fait l’homme tributaire de Dieu. C’était aussi écarter la fatalité naturelle, qui permettait à l’homme politique de comparer la société à la nature, de déclarer soumis, comme dans la nature, à la loi du plus fort le plus faible. La science est révolutionnaire. Elle dérobe la vie à l’action de Dieu, et elle permet de dire que la société doit être un progrès sur la nature, doit la corriger, ne lui point ressembler, la force morale, que la nature ignore, devant servir de règle à la société.

Sur quoi la société, tributaire seulement de la science, sera-t-elle fondée ? Saint-Simon a indiqué, à vingt années de distance, en 1802 et en 1823, le même système, mais sous deux formes différentes. En 1802, dans les Lettres d’un habitant de Genève, il indique que la société est fondée sur trois classes : les sages, les conservateurs, les égalitaires. Les sages sont les savants et les artistes, les conservateurs sont les propriétaires, les égalitaires sont ceux qui ne possèdent pas. Mais le vague des formules ne per-