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Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/274

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doctrine purement matérielle exposée. Elle répond à toutes les critiques grossières des esprits délicats, qui entrevoient le socialisme sous la forme d’une poussée de bestialité humaine. Ce ne sera pas, ce ne pouvait être. C’est que le socialisme n’est pas seulement un appel aux intérêts, une surexcitation de l’égoïsme d’une classe substituée à l’égoïsme des individus, l’avidité changeant de terme, mais gardant ses convoitises ; il est un appel aux nobles instincts de la nature, à l’élévation constante des sentiments et de la pensée, et par là sera adouci et ennobli d’idéalisme le fatalisme économique qui amènera les transformations du monde.

Telle fut, réduite presque à un squelette, et nous nous en excusons, la doctrine saint-simonienne, telle, du moins, que, jusqu’en 1830, ses disciples l’exposèrent. Nous ne pouvons, sans sortir du cercle que nous nous sommes tracé, suivre dans le temps les progrès de la doctrine. Au moment où elles étaient exposées, ces idées ne frappaient que de rares esprits, esprits d’élite, il est vrai, qu’on retrouvera, dans tous les ordres, au premier rang. Mais il n’importe à l’idée qui est jeune encore, même quand celui qui l’enfanta de sa douleur et de ses enthousiasmes succombe, vieilli et découragé. Ce sera l’honneur de la doctrine saint-simonienne, l’honneur du socialisme auquel elle s’incorpore, d’avoir regardé au-dessus et au-delà de la mêlée humaine, aperçu à l’horizon les générations qui se préparent à leur tâche, encore dans le mystère inconnu de leur formation, d’avoir pensé pour elles, souffert pour elles. Et quand cette pensée généreuse, cette chère souffrance qui vaut tant de joies, non seulement sera la part de quelques hommes dont l’esprit cultivé se révolte, mais la part d’innombrables travailleurs, n’est-ce pas la plus haute conquête de l’esprit humain ? Des millions d’hommes, ravis par le socialisme à l’égoïsme, se penchent sur les sillons, sur l’enclume, sur la terre, sur le fer, sur la matière qu’ils animent de leur souffle, et cependant ils ne pensent pas seulement à eux, mais à ceux qui viendront après eux et qui ne sont pas leurs enfants. La famille agrandie jusqu’aux générations inconnues, la patrie élargie à la mesure de l’univers, des hommes ne refoulant plus les hommes par la pensée, les appelant, souffrant de leurs souffrances, accordant avec leur cœur inconnu les pulsations de leur cœur trop étroit, c’est la conquête morale que la société doit au socialisme. Et quand même nos rêves seraient vains, vaine notre attente, la justice inaccessible, le bonheur fuyant, il resterait de l’action du socialisme que le présent au moins serait épuré, ennobli, élevé. Ceux qui ont été les premiers ouvriers de cette œuvre de vie, Saint-Simon et ses disciples, ont mérité une gratitude dont il ne faudrait pas mesurer la force et l’étendue aux quelques lignes hâtives et incomplètes où se reflètent ici leurs idées.

René Viviani    
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