Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/66

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il faut de l’infanterie à Ney. Mais rien n’existe autour de Napoléon que sa garde qu’il faut réserver. Déjà la jeune garde avait secouru Lobau écrasé, puis trois bataillons de la vieille garde avaient fait reculer Bulow. Il était près de sept heures du soir.

Il faut cependant reprendre le plateau. Dix bataillons de la garde s’avancent au pas, comme à la manœuvre. La mitraille, sur cette chair mouvante et impassible, tombait. Mais, meurtrie, sanglante, la garde montait, montait toujours. Tout est refoulé sous cette muraille hérissée de fer qui s’avance, les Hollandais, les soldats de Nassau, ceux de Brunswick. Pâle, les larmes aux yeux, comptant sur la nuit ou sur Blücher, n’ayant plus d’espoir, Wellington, immobile, attend. Les soldats de Maitlaud, couchés, se lèvent, et leur feu roulant brise la marche méthodique de cette armée. La garde recule.

Enfin le soleil se couche. Huit heures et demie du soir. Soudain, la fusillade éclate. C’est une troupe nouvelle, c’est Blücher : alors tout cède, tout fuit. Le sentiment qu’ils sont trahis une fois de plus terrifie les soldats, et le cri de déroute et de désespoir retentit. En vain, Ney et d’autres hommes indomptables veulent retenir la cohue qui s’évade de la mort. Il n’y a plus ni chef, ni hiérarchie, ni drapeau. L’épouvante mène l’armée vers l’issue du champ de bataille. Blücher rencontre Wellington, et les soldats anglais joints aux soldats prussiens, formés en éventail, s’avancent, descendent les hauteurs escaladées, balaient, sabrent, mitraillent. Entre les deux grands côtés de ce triangle formé par les ennemis, et dont le troisième est une foule en fuite, entre ces deux bras sinistres comme ceux de la mort qui va les saisir, cependant des hommes demeurent immobiles, debout sur leur tombe volontaire. Ce sont les hommes de la vieille garde. On leur crie de se rendre : un hurlement répond à cet outrage. Leur carré hérissé ne cède pas sous l’avalanche humaine. Il faut du canon pour l’entamer. Ce carré devient un triangle, puis s’amincit encore, se fond, se dilue sous l’ouragan de flammes. Alors les hommes marchent vers la mort, frappent et tombent.

Napoléon a vu depuis une heure le désastre : à ses pieds, sous les yeux, sa fortune expirait. Il ne sortit de sa stupeur que pour aller s’enfermer, l’épée à la main, dans le dernier carré. On l’entraîne, on le sauve. Quant à la nuit, elle fut sinistre, sous la lune éclatante dont chaque rayon dénonçait les replis de chemin où se cachaient les vaincus, où mouraient les blessés. La cavalerie de Blücher, lâchée, se vengea sur des hommes désarmés ou expirants, se vengea dix heures durant, par le fer et par le feu, achevant tout, tuant tout, écrasant tout de l’insolente et invincible armée qui, tant de fois, avait sillonné l’Europe de sa marche et promené les aigles dans les capitales.

Et Grouchy ? Que faisait Grouchy ? Comme après toutes les grandes catastrophes, on chercha à fixer sur une tête la responsabilité tout entière, et le marquis de Grouchy mourut en 1846 sans avoir pu soulever le poids de