Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/86

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province, c’est partout le même spectacle. Orléans doit vider ses caisses publiques et privées pour fournir 600 000 francs à l’armée prussienne. Dans l’Yonne, des maires sont arrêtés, leur pied gauche attaché à leur main droite et demeurent ainsi trois jours en attendant que leur village ait trouvé pour chacun d’eux une rançon de 600 francs. La Provence, où l’armée autrichienne piétine les moissons, n’est pas plus épargnée que la Bretagne, où la cavalerie prussienne promène dans de furieux galops sa lourde insolence. Trois préfets, dont le propre neveu de Talleyrand, ayant osé protester, furent déportés deux mois en Prusse, dans une forteresse. M. de Chabrol faillit prendre la même route pour avoir couvert l’adjoint du Xe arrondissement de Paris, lequel n’avait pu livrer sur l’heure des milliers de chaussures aux Prussiens… Toute la lie de l’Europe, comme un torrent fangeux recouvrait la France entière, inondait Paris, bouillonnait dans les grandes cités, montait les escaliers somptueux des riches, pénétrait par les pauvres ouvertures de la chaumière, ruinant tout, dévastant tout, emportant tout. Il y eut en France, jusqu’au début de 1816, mis à part les soldats français, exactement 1 135 000 hommes qu’il fallut nourrir, loger, vêtir, enrichir, soigner, tolérer, amuser, sans compter le brutal tribut payé par la terreur des femmes aux lascivités surexcitées par le repos. Triste testament de l’Empire ! Formidable visite rendue par l’Europe à cette France qui, elle aussi, autrefois, dans l’enivrement de la victoire, et quand elle était associée au destin d’un maître, avait emporté les capitales, séjourné dans les villes, répandu partout la terreur de ses bataillons.

Cependant la France ne pouvait pas demeurer sous cette armure de fer. Il fallait la dégager, et trois tâches s’offraient au gouvernement : les élections, le licenciement de l’armée exigé par les alliés, et enfin la négociation libératrice. Talleyrand s’était réservé cette dernière partie. Il comptait trop sur ses relations extérieures : pour reconquérir l’amitié du tsar, qu’il s’était aliéné, on s’en souvient, en écrivant à Louis XVIII, de Vienne, des lettres que ce dernier avait abandonnées derrière lui, et que Napoléon avait naturellement montrées à Alexandre, pour effacer le mauvais effet du traité du 3 janvier, où la France s’accordait, contre la Russie et la Prusse, avec l’Angleterre et l’Autriche, Talleyrand avait préparé toutes ses séductions : un titre de ministre de l’intérieur pour Pozzo di Borgo, général russe, mais qui pouvait redevenir Français, et le titre de ministre de la maison du roi pour M. de Richelieu, ancien émigré, ami particulier d’Alexandre. Mais il se trouva que ces deux hommes ne se prirent pas à cet appât et refusèrent. Et il se trouva que dès le début, les négociations, d’où la France était exclue, se tinrent entre les puissances, dont le plan se peut très sommairement résumer : c’était le démembrement de la France. Les Pays-Bas réclamaient l’annexion à la Belgique de la Flandre et de l’Artois ; les États de la Confédération germanique réclamaient l’Alsace et la Franche-Comté ; la Prusse