Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/12

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que cette faute de nos aînés ait sa pleine utilité historique, pour que la leçon qu’elle contient ne soit pas perdue pour nous, pour que nul acte dans le sens du progrès général de l’humanité ne nous laisse indifférents désormais, pour que nulle marche en avant ne nous surprenne et ne nous oblige à l’humiliation de l’approuver sans y avoir pris part, écoutons les saint-simoniens au lendemain d’un combat où ils ne parurent pas et d’où ils éloignèrent ceux qui les suivaient :

« Français ! s’écrient-ils, enfants privilégiés de l’humanité, vous marchez glorieusement à sa tête !

« Ils ont voulu vous imposer le joug du passé, à vous qui l’aviez déjà une fois si noblement brisé ; et vous venez de le briser encore, gloire à vous !

« Gloire à vous qui, les premiers, avez dit aux prêtres chrétiens, aux chefs de la féodalité, qu’ils n’étaient plus faits pour guider vos pas. Vous étiez plus forts que vos nobles et toute cette troupe d’oisifs qui vivaient de vos sueurs, parce que vous travailliez ; vous étiez plus moraux et plus instruits que vos prêtres, car ils ignoraient vos travaux et les méprisaient ; montrez-leur que si vous les avez repoussés, c’est parce que vous savez, vous ne voulez obéir qu’à celui qui vous aime, qui vous éclaire et qui vous aide, et non à ceux qui vous exploitent et se nourrissent de vos larmes ; dites-leur qu’au milieu de vous il n’y a plus de rangs, d’honneurs et de richesses pour l’oisiveté, mais seulement pour le travail ; ils comprendront alors votre révolte contre eux ; car ils vous verront chérir, vénérer, élever les hommes qui se dévouent pour votre progrès. »

Ces paroles ne furent pas comprises, le peuple ne les accueillit que par l’indifférence la plus complète. Il n’avait pas vu au rude combat des trois jours ces hommes qui se proposaient pour organiser sa victoire. Aux rédacteurs de l’affiche qui lui disaient : « Nous avons partagé vos craintes, vos espérances », il eût pu répondre, s’il ne les avait profondément ignorés : « Mais vous n’avez partagé ni nos travaux, ni nos périls.

Car la vérité, les saint-simoniens l’avaient exprimée à leur mesure dans la circulaire du 28 juillet lorsque, parlant de ceux qui se battaient, ils avaient dit : « Ce sont des hommes qui cherchent avec ardeur ce que nous avons trouvé. » Le peuple et le parti libéral cherchaient en effet à achever la Révolution française, à en finir avec les vestiges de féodalité conservés et restaurés par Napoléon, puis par les Bourbons. Guidés par l’enseignement de Saint-Simon, Bazard et Enfantin affirmaient avoir trouvé la formule du monde nouveau : suppression de l’hérédité dans l’ordre économique comme la Révolution l’avait opérée dans l’ordre politique ; substitution du régime industriel au régime féodal et militaire ; prédominance de l’industrie sur la propriété foncière ; organisation d’une hiérarchie économique et sociale fondée uniquement sur la capacité et sanctionnée par l’amour. Voilà l’ordre nouveau que les saint-simoniens apportaient. Leur voix se perdit dans le tumulte des compétitions républicaines et orléanistes, et leur action fut moins remarquable encore que celle de certains libéraux qui intriguaient pour créer un courant en faveur du duc de Reichstadt.