Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/151

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politiques et sociaux qui passionnent les assemblées délibérantes et font pâlir les philosophes sous leur lampe de travail, voilà l’originalité puissante, la force interne d’un mouvement inconscient de lui-même et des conséquences qu’il contient.

Certes, ce n’est pas une nouveauté dans l’histoire que des ouvriers se soulèvent parce que le salaire ne leur permet plus de vivre. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’un tel soulèvement se produise dans un milieu social où l’on achève de détruire les derniers restes des rapports féodaux et où s’asseoit la domination d’une seule classe, qui tient son pouvoir et sa richesse de la vente des produits du travail. Ce soulèvement pose la question des droits du producteur.

Le prolétariat n’exige pas encore des comptes : il veut seulement que sa part ne soit pas faite par le mécanisme de l’offre et de la demande, loi fondamentale de l’ordre capitaliste, mais à la mesure de sa faim. Il en a assez de cette déclamation bourgeoise qui le considère comme un libre marchand de travail, passant librement un contrat avec l’acheteur de travail. Il en a assez de cette fiction ironique derrière laquelle on s’abrite pour lui refuser de manger à sa faim, tout en le tenant dans la plus dure servitude économique et la plus flagrante infériorité sociale. Il veut que son salaire ne soit pas seulement considéré comme le paiement d’une marchandise qu’il a vendue au patron ; ses bras sont trop proches de son estomac pour qu’il considère leur mise en valeur comme une marchandise ordinaire, dont on se détache dès qu’on en a opéré la livraison à l’acheteur.

Ce salaire, pour lui, est le moyen d’existence, avant tout. Il est la représentation de la nourriture due par le maître pour qui ses bras ont travaillé. Conception rétrograde, dira-t-on, et qui ramène le patron et l’ouvrier à des rapports de féodalité ? Mais est-ce qu’en réalité ces rapports ont cessé d’exister ? Les rapports mercantiles s’y sont seulement ajoutés pour les masquer, et l’ouvrier n’est libre en fait que lorsqu’il est sans travail, c’est-à-dire fort en peine d’une liberté qui l’affame et dont il a hâte de se défaire au profit du maître qui voudra bien l’occuper.

Ce n’est d’ailleurs pas ainsi que les ouvriers lyonnais posent la question. Ils ne demandent pas qu’aux réalités de leur servitude correspondent des fictions de servitude, mais qu’aux fictions de liberté correspondent des réalités de liberté. Ils ne veulent pas agir sur le contrat de travail par débat individuel d’ouvrier à maître : ils savent trop ce que pèse un pauvre en face d’un riche, un pauvre diable ignorant en face d’un homme relativement instruit. C’est par la coalition des ouvriers que peut se constituer une force réelle, qui fasse du contrat de travail un acte de commerce et non plus une charte de servitude.

En demandant aux fabricants de Lyon l’unité de tarifs, les canuts forcent leurs maîtres à se grouper ; mais que leur importe, puisqu’ils sont groupés aussi ! Forts de leur nombre, de leur valeur professionnelle, ils sauront bien obtenir du patronat des conditions de travail qui leur permettent de manger à leur faim. Ils ne demandent que cela ; c’est peu au regard de ce que veut le prolétariat organisé d’aujourd’hui. C’est pourtant de là qu’est parti le mouvement par lequel il se dirige vers la possession du produit intégral de son travail.