Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/152

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Désormais, s’adaptant les théories des utopistes, utilisant les progrès du libéralisme et de la démocratie, s’enrichissant des constatations de la science, le monde du travail existera comme un facteur social autonome, développera son action dans la société et sur elle. Sa première manifestation a été une révolte d’estomacs vides, que les politiques de tribune et de cabinet ont cru sans lendemain.

Elle va se retrouver dorénavant, vivante et impérieuse, dans tous les actes de la vie sociale et politique : c’est contre elle, autant que contre l’émancipation des citoyens, c’est contre ses conséquences et ses développements que les maîtres du pouvoir agiront ; c’est pour elle que, souvent malgré eux, lutteront les champions des libertés civiques ; c’est par elle que sera inspirée une littérature qui était jusqu’alors la récréation des gens de loisir.

Quelle est la situation des travailleurs lyonnais, au moment où la misère va les grouper sous son lugubre drapeau noir pour l’affirmation de leur droit à l’existence ? Les canuts, ou tisseurs en soieries, qui font battre les dix mille métiers de la Croix-Rousse, sont au nombre de quarante mille, sans compter ceux des industries annexes : dévidage, teinturerie, etc. Le travail de la soierie est donc la principale industrie de cette agglomération de grosses communes ouvrières qui entourent la ville de Lyon : les Brotteaux et la Guillotière n’en sont séparés que par les ponts du Rhône, et la Croix-Rousse la domine.

Sont-ils des patrons, les chefs d’atelier, propriétaires de quatre à cinq métiers, chez qui travaillent les tisseurs ? Non, mais plutôt des façonniers. Les vrais patrons, ce sont les quelque huit cents fabricants et commissionnaires qui forment le noyau de l’aristocratie commerçante de la riche cité. Le chef d’atelier donne au canut la moitié du prix de façon donné par le fabricant, ainsi nommé parce qu’il ne fabrique pas, et que sa maison est un magasin, un établissement commercial.

L’industrie des soieries, plus que toute autre peut-être, est soumise aux caprices de la mode, et subit de ce chef des fluctuations que les chefs d’industrie peuvent d’autant plus facilement supporter qu’ils les ont fait entrer en ligne de compte dans le calcul de leurs risques et profits, et que, surtout, le système de la fabrique collective, c’est-à-dire des ateliers dispersés, laisse aux artisans la propriété, c’est-à-dire la charge du matériel de production.

Dans ce système, dit avec grande raison M. Edgard Allix dans les Annales des sciences politiques du 15 juillet 1904, « on fait faire aux artisans à domicile, aux ouvriers, des dépenses d’outillage que le grand industriel aurait certainement faites lui-même, en élevant une fabrique, s’il y avait trouvé avantage ; on leur fait opérer des mises de fonds dont il n’a pas voulu lui-même assumer les périls ». Par cette illusion de propriété et d’indépendance, qui est la forme la moins aléatoire de l’exploitation capitaliste, « l’industriel met dans l’exploitation le capital circulant générateur du profit futur, l’ouvrier fournit le capital fixe auquel s’attachent les risques. »

Et ils sont grands pour l’ouvrier, propriétaire ou non de l’outillage. Il est soumis au hasard des commandes. À des périodes d’effréné surmenage succèdent de