Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/153

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mortelles accalmies. En 1831, Lyon n’était plus dans la situation avantageuse de naguère : son monopole des étoffes unies était anéanti par la concurrence que lui faisaient les fabriques suisses et allemandes, à Zurich, à Bâle, à Cologne, notamment. Et une période de prospérité avait précisément, quelques années auparavant, augmenté le nombre des métiers et fait affluer à Lyon de nombreux ouvriers des campagnes et des villes de la région.

À cette concurrence intérieure et extérieure, bien faite pour amener la réduction des salaires, s’ajouta la crise de 1830. Certes, les ouvriers étaient accoutumés à ces mouvements désordonnés de la production. Villermé nous dit que « la fabrique de Lyon est plus souvent que toutes les autres en proie à des crises ». Bien que cette fabrique n’ait « cessé depuis longtemps d’être la première du monde », que « le sort de ses ouvriers » dépende « toujours du sien » et qu’ils aient l’habitude de passer « rapidement de l’excès de misère à la prospérité, et de celle-ci à la détresse », il est cependant un point au-dessous duquel la détresse dépasse la capacité de souffrance. Selon ces alternatives de prospérité et de misère, nous dit encore Villermé, les ouvriers « diminuent ou augmentent de nombre, émigrent de Lyon ou y affluent, suivant sa fortune ou ses vicissitudes ».

En 1831, les ouvriers étaient nombreux, les années précédentes les ayant fait affluer, et la crise de l’année précédente, crue temporaire comme la révolution avec laquelle elle coïncidait bien plus qu’elle n’en était le résultat, ne les avait pas décidés à émigrer. Les fabricants les plus riches profitant des crises pour emmagasiner des produits dont la main-d’œuvre ne leur coûtait presque rien, les salaires des ouvriers qui travaillaient dans les étoffes unies étaient tombés, en novembre, à dix-huit sous par jour pour un travail de dix-huit heures.

Les chefs d’atelier n’étaient pas plus heureux que leurs ouvriers, ayant à leur charge des frais de loyer, d’entretien des métiers, tout aussi élevés dans les périodes de chômage ou d’avilissement des prix que dans celles de prospérité. Les uns et les autres étaient des ouvriers, de commune origine, vivant de la même existence, supportant les mêmes misères, étant soumis à la même domination capitaliste.

Villeneuve de Bargemont a tracé des canuts lyonnais un portrait peu flatté, dont voici les principaux traits généraux : « un teint pâle, des membres grêles et bouffis par des sucs lymphatiques, des chairs molles et frappées d’atonie, une structure au-dessous de la moyenne, telle est la constitution physique ordinaire des ouvriers en soierie. » Le docteur Martin aîné, dans une note manuscrite dont Villermé a eu connaissance, confirme en ces termes : « Son tempérament est flegmatique, son teint pâle, ses yeux hébétés, ses membres souvent déformés. »

Pour M. de Montfalcon, dans son Histoire des insurrections de Lyon, à qui Villeneuve de Bargemont a fait des emprunts, « la taille des tisseurs manque de proportion ; leurs membres inférieurs sont souvent déformés de bonne heure ; ils ont une allure qui les fait aisément reconnaître. Lorsque, les jours de fête, un habit semble les confondre avec les autres citoyens, on les reconnaît encore au développement irrégulier du corps, à leur démarche incertaine et entièrement dépourvue