Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/160

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entrèrent en effervescence. Ils savaient que les fabricants faisaient supporter aux ouvriers les frais de la lutte à laquelle ils se livraient entre eux pour la conquête de la clientèle. Chaque fabricant avait ses tarifs, et profitait de la crise pour les réduire à l’extrême, comptant sur l’abondance de la main-d’œuvre. C’était entre eux une course au clocher, le vainqueur devant être celui qui aurait le plus abaissé les prix de façon.

Le canut sentit quelle solidarité réelle unissait au fond les patrons dans cette concurrence qu’ils se faisaient uniquement à ses dépens, et il résolut de mettre fin à ce sport où, en fin de compte, lui seul, qui ne jouait pas, était battu. Les chefs d’atelier se réunirent donc et, au moyen de la Société du Devoir Mutuel, qui était un véritable syndicat ouvrier, commencèrent une agitation pour l’établissement d’un tarif minimum. Immédiatement les ouvriers firent cause commune avec eux et l’agitation s’étendit dans toute la ville.

Le préfet Bouvier-Dumolard connaissait la population laborieuse et n’était pas insensible à ses souffrances. De plus, il avait la responsabilité du maintien de l’ordre, et il ne voyait pas sans appréhension la grande cité ouvrière entrer en ébullition. Le gouvernement qu’il servait s’était édifié sur les barricades dressées par le peuple ; nul n’avait encore eu le temps de l’oublier, et une liberté relative de la presse le rappelait de façon parfois assez véhémente. Enfin il tenait à la popularité que lui avaient value ses manières accueillantes et sa sollicitude pour les ouvriers.

Dès les premières effervescences, il convoqua leurs délégués à la préfecture. Ils lui exposèrent leur réclamation, qu’il trouva juste, et il s’appliqua à y faire droit de tout son pouvoir. Réuni avec son assentiment, sinon par ses soins, car Louis Blanc note que, par un « bizarre intervertissement du pouvoir », ce fut le gouverneur militaire de Lyon, le général Roguet, qui fit la convocation, le conseil des prud’hommes rendit la décision suivante : « Considérant qu’il est de notoriété publique que beaucoup de fabricants paient réellement des façons trop minimes, il est utile qu’un tarif minimun soit fixé pour le prix des façons ».

L’intervention du préfet fit scandale dans le monde des fabricants. Ne violait-elle pas le principe d’abstention du pouvoir, la fiction de liberté derrière laquelle s’abritaient les intérêts des plus forts ! Il fut d’abord insensible à leurs récriminations, qui d’ailleurs étaient encore assez timides, la promptitude des ouvriers à s’organiser les ayant déconcertés et inquiétés fortement, et il convoqua les maires de Lyon, de la Croix-Rousse, des Brotteaux et de la Guillotière à une réunion tenue par la chambre de commerce et douze délégués des ouvriers. Dans cette réunion du 15 octobre, il fit décider qu’une délégation de vingt-deux fabricants se joindrait aux délégués des ouvriers, également au nombre de vingt-deux, pour discuter un tarif nouveau.

Le matin du jour fixé pour la réunion des quarante-quatre, les ouvriers affirmèrent leur solidarité par une manifestation à laquelle bien peu manquèrent. Par rangs de quatre, ils défilèrent dans le plus grand calme par les rues de la ville et vinrent se masser sur la place de la préfecture. Le préfet les harangua, les adjurant