Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de cesser leur manifestation ; il fut acclamé, et, laissant leurs mandataires travailler en paix avec les mandataires du patronat, les manifestants se dispersèrent sans se livrer au moindre désordre.

Puissance morale de la collectivité organisée ! Du seul fait qu’ils ne représentaient plus leurs intérêts propres, mais ceux de l’ensemble des employeurs, et que la délibération s’en faisait en face des représentants de l’ensemble des ouvriers, les vingt-deux fabricants furent pris de respect humain et leur conscience, élevée au-dessus de son état habituel, les porta aux concessions nécessaires. Sans doute il y en avait parmi eux qui n’eussent pas demandé mieux que de consentir d’eux-mêmes le relèvement des tarifs ; mais la concurrence les en empêchait. Ils étaient donc enchantés de pouvoir appliquer à leurs confrères et concurrents des conditions qu’ils étaient tout prêts à subir eux-mêmes.

Mais à côté de ces patrons humains, qui souffraient d’imposer la famine à leurs ouvriers et ne l’imposaient que pour n’être pas ruinés eux-mêmes, il y en avait certainement d’autres qu’un tel scrupule n’était jamais venu tourmenter. Ceux-ci, néanmoins, durent subir l’ascendant moral de ceux-là, eurent honte de dire leurs motifs intéressés en présence des représentants ouvriers placés un moment en face d’eux sur le pied d’égalité, et ils subirent l’ascendant de la force immense que contenait le travail, jusque-là sans défense et sans voix. Leur égoïsme, élevé pour un instant à la notion de la solidarité de classe, et cette notion même, contenue autant par la crainte que par la pudeur, les décidèrent à consentir le sacrifice reconnu nécessaire, en même temps que rendu moins pénible du fait qu’il était imposé à tous les fabricants. Le tarif fut donc établi, et le conseil des prud’hommes fut invité à en surveiller l’application, et à consacrer une séance par semaine aux contestations qui pourraient se produire.

Lorsque les fabricants connurent la nouvelle, ce fut parmi eux une explosion de fureur. Tandis que les ouvriers se réjouissaient, et fêtaient leur victoire par des illuminations, des chants et des danses, leurs adversaires tenaient des conciliabules et s’organisaient pour la résistance. Les ouvriers avaient une telle confiance dans le traité qu’ils voulaient dissoudre immédiatement la commission des vingt-deux ; ce fut le préfet qui les en dissuada. Il voyait de plus près qu’eux les gens avec lesquels ils venaient pour la première fois d’être mis en contact, et il savait que seule une forte organisation ouvrière pourrait les contraindre à tenir la promesse faite en leur nom.

Ceux qui l’avaient faite, cette promesse, furent presque unanimement blâmés par leurs mandants ; on les accusa d’avoir eu peur des ouvriers, d’avoir cédé à la pression du préfet. On leur déclara tout net qu’un traité conclu dans de telles conditions de contrainte n’avait aucune valeur. Ils furent entourés, harcelés, circonvenus, démoralisés de toutes les manières ; si bien qu’on ne les vit pas faire un geste pour défendre leur œuvre, leur signature, leur honneur, lorsque la fabrique déclara refuser d’exécuter le traité.

Ce mouvement ne s’opéra pas d’un coup et avec ensemble. Les plus gros fabri-