Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/169

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Hoart, d’autres, les Lamoricière et les Bigot, gagnaient leurs camarades à la doctrine nouvelle, surtout parmi les officiers d’artillerie, le nombre de saint-simoniens sortis de l’École polytechnique étant très considérable, comme nous le verrons plus loin. Évidemment, une doctrine qui recrutait ses adhérents parmi les éléments intellectuels de l’armée ne pouvait laisser Casimir Perier indifférent. Il n’avait pas sévi, cependant.

Mais il guettait l’occasion, prêt à la saisir. Décidé sans doute par les conseils de Louis-Philippe à faire le moins de bruit possible sur les événements de Lyon, il n’essaya pas d’établir un lien entre ces événements et la propagande saint-simonienne, comme il y avait été invité. C’était d’ailleurs courir à un échec certain, même devant les juges les plus résolus à servir le pouvoir, car il n’y avait jamais eu les moindres rapports entre les ouvriers de Lyon et le groupe de théoriciens, d’orateurs et de journalistes de la rue Monsigny, dont tous les discours et les écrits se prononçaient contre l’emploi de la violence. Comment donc frapper ces ennemis de l’ordre, qui s’obstinaient à prêcher le respect des lois et dont l’attitude contrastait si fortement avec celle des polémistes et des conspirateurs républicains, tout en étant infiniment plus dangereuse pour l’ordre établi ?

Sur ce danger, le ministre était fixé. Un de ses frères, Augustin Perier, n’avait pu certainement le lui celer, lui qui, à l’issue d’une conférence de la rue Monsigny, avait causé avec les chefs de la doctrine et abordé « tout de suite la question capitale de la substitution de l’héritage selon la vocation à l’héritage selon la naissance » et manifesté le désir de savoir « comment cette substitution pourrait se faire paisiblement, sans injustice et sans spoliation ».

Bazard lui avait répondu qu’elle se ferait « par voie de conviction et de spontanéité religieuse chez les fidèles, et par le grand livre pour les retardataires ». Cette promesse aux « retardataires » avait dû sonner mal aux oreilles de l’aîné des Perier, et certainement celles de son frère le ministre avaient dû en recevoir immédiatement l’écho.

Bazard avait bien ajouté : « N’y avez-vous pas déjà inscrit des grands propriétaires ? » Mais pour des membres d’une dynastie capitaliste aussi étroitement attachés à leurs intérêts que l’étaient les Perier, il n’y avait rien là de rassurant. Capitalistes ils voulaient être, et non rentiers soumis aux conversions de la rente méditées et annoncées déjà par les saint-simoniens.

Il fallait conjurer le péril d’une propagande d’idées en déshonorant la doctrine, en accusant les ennemis de la propriété de s’approprier le bien d’autrui et en montrant les abolisseurs de l’héritage en posture de captateurs d’héritages. C’était faire coup double ; d’une part on les représentait comme de malhonnêtes gens, et d’autre part on identifiait leurs procédés à ceux des jésuites. On avait ainsi pour soi l’unanimité : les conservateurs, parce que la propriété est le fondement de tout ordre social selon leurs vues et leurs intérêts ; les libéraux, parce que les congrégations et leurs moyens de reconstituer la mainmorte et d’anéantir la liberté de l’individu ont toujours soulevé leurs légitimes protestations.