Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/201

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la location des salles de réunion, les frais de propagande et d’entretien des fonctionnaires, avaient coûté 221.109 francs, couverts par des souscriptions d’adhérents s’élevant, pour les membres du collège à 165.550 francs, pour les membres du deuxième degré à 38.431 francs, et pour ceux du troisième à 14.398 francs.

« Nul, disait le rapporteur, n’aura le droit de murmurer contre nous le mot d’exploitation. » Chacun des « fonctionnaires », en effet, « coûte à la famille environ dix-huit cents francs par an », d’après le rapport de Stéphane Flachat « sur les travaux de la famille saint-simonienne ».

À ce budget des recettes ordinaires s’ajoutaient « 600.000 francs environ » qui composaient « le surplus des dons faits jusqu’à ce jour à la doctrine ». Certains, comme d’Eichthal, souscrivaient pour une contribution annuelle de 3.000 francs, d’autres de mille francs, tels Fournel, Rességuier, Duveyrier, Carnot, etc. La « famille » installée au second étage de l’ancien hôtel de Gesvres, entre la rue Monsigny et le passage Choiseul, occupa bientôt la maison entière, et les chefs de la doctrine y eurent leur appartement.

Quel était le sentiment des maîtres de la pensée de l’époque sur un aussi étrange mouvement ? Sainte-Beuve, qui eut son heure d’enthousiasme pour la doctrine, dit qu’on admirera Lessing, mais qu’ « on se jettera en larmes dans les bras de Saint-Simon ». Cette heure fut brève, et chez le critique la raison l’emporta sur le sentiment. Il lui en demeurera cependant d’être désormais attentif à l’action sociale, puisqu’il suivra de toute sa sympathie, mais sans y adhérer, la vigoureuse pensée de Proudhon.

Pour Victor Hugo, « avec beaucoup d’idées, beaucoup de vues, beaucoup de probité, les saint-simoniens se trompent. On ne fonde pas une religion avec la seule morale. Il faut le dogme, il faut le culte. Pour asseoir le culte, il faut les mystères. Pour faire croire aux mystères, il faut des miracles. — Soyez prophètes, soyez dieux d’abord, si vous pouvez, et puis après prêtres si vous pouvez. » Les nuages religieux dont la « famille » s’entoure ont caché au poète la haute pensée sociale qui l’anime.

Lamartine, dans un écrit sur la Politique rationnelle qui est de 1831, a mieux reconnu le caractère exact du saint-simonisme. Il n’admet ni ses théories sur l’héritage, ni sa formation religieuse, mais il s’écrie : « Hardi plagiat qui sort de l’Évangile et qui doit y revenir, il a déjà arraché quelques esprits enthousiastes aux viles doctrines du matérialisme industriel et politique pour leur ouvrir l’horizon indéfini du perfectionnement moral et du spiritualisme social. »

Pour Chateaubriand, qui venait de se retirer à demi de la politique et boudait quelque peu ses amis, décidément trop entêtés à faire revivre un passé à jamais disparu, il ne vit dans le saint-simonisme qu’un ramassis, une friperie de vieilles idées, plagiat des rêveries philosophiques de la Grèce, accommodées au goût du jour. Il devait revenir, sans l’avouer, sur cette opinion sommaire, trois ans plus tard, et on sent que la réponse très mesurée d’Enfantin avait fait impression sur