Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/293

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aux 5 et 6 juin ; mais terrorisé par le lendemain de ces journées il n’avait plus reparu aux Droits de l’Homme. C’était un trembleur, sans aucune volonté, incapable d’initiative. Tout autre était Morey, un vieux bourrelier, républicain fanatique, décoré de juillet, membre des Droits de l’Homme. En un temps où le souvenir de Brutus était fréquemment réveillé, l’idée de l’assassinat politique ne pouvait répugner aux plus ardents. Marc Dufraisse, qui regrettait que le parti républicain ne prêchât point ouvertement le régicide, disait de lui : « Le peuple a vu tomber cette tête blanche sans frémir ! Le peuple a peut-être applaudi ! C’est ainsi que les Juifs raillèrent le Christ sur la croix. »

Louis Blanc, qui est contre le régicide, s’incline néanmoins devant cet homme qui pousse le dévouement à son parti jusqu’au crime que ses ennemis maudiront et que ses amis renieront. « A l’austérité de sa physionomie, à son œil plein d’une flamme sombre, au calme implacable de sa face romaine, on devinait son cœur », dit-il. Gardons-nous de sévérité sur l’homme, quelle que soit notre pensée sur l’inutile cruauté de l’acte. Sachons même nous rappeler que si nous pouvons aujourd’hui condamner hautement ces moyens de guerre implacable, c’est parce que ceux qui les accomplirent furent de ceux qui travaillaient à rendre moins dure la route que nous avons à suivre.

Les autres accusés étaient un lampiste nommé Boireau et un relieur, Beseher. Fieschi, Morey et Pépin furent condamnés à mort et exécutés. Boireau fut condamné à vingt ans de détention et Bescher acquitté. Nina Lassave, la maîtresse de Fieschi, qui avait un instant été arrêtée comme complice, fut engagée comme dame de comptoir par un cafetier qui fit des affaires d’or : le tout Paris des badauds défila dans l’établissement de ce commerçant avisé.

Tout attentat politique est suivi d’une réaction. C’est la règle immuable des gouvernements, c’est le calcul constant des conservateurs, de retourner l’arme meurtrière contre un parti tout entier, contre des idées, des doctrines, des libertés acquises. Le ministère n’y manqua point et, le 4 août, le garde des sceaux Persil déposait sur le bureau de la Chambre trois projets de loi dont le premier abrogeait, en matière de rébellion, les formalités de la mise en jugement et donnait au pouvoir judiciaire le droit de former autant de cours d’assises qu’il lui semblerait bon.

Le second projet de loi instituait le secret du vote des membres du jury, réduisait à sept voix la majorité nécessaire pour prononcer une condamnation, et aggravait la peine de la déportation. Le troisième, dirigé spécialement contre la presse, réprimait les offenses contre le roi, créait le délit d’attaques contre les principes du gouvernement commises par la voie de la presse, rétablissait la censure préalable pour le théâtre et pour l’imagerie, interdisait de publier la liste des jurés et d’organiser des souscriptions pour les condamnés, enfin tuait un certain nombre de journaux en élevant le chiffre du cautionnement.

Royer-Collard essaie en vain d’arrêter ce flot débordant de réaction furieusement joyeuse de pouvoir se manifester sous le couvert du salut de la société. Le duc de Broglie oublie ses velléités libérales pour réclamer, au nom de la France,