Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/296

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le frein. Et quand une bousculade parlementaire ou une intrigue de cour l’en ont fait descendre, s’il pousse la machine en avant, c’est pour la faire dérailler et non avancer.

Au moment où il prend le pouvoir, rien ne reste plus du rédacteur du National de 1830 et de l’auteur de l’Histoire de la Révolution : il ne reste plus qu’un conservateur effrayé de son péché de jeunesse. Car il a avoué, dans ce livre, son admiration pour la Convention, excusé et expliqué la Terreur. Il s’est même flatté d’avoir le premier parlé en détail, dans l’histoire, « des emprunts, des contributions et du papier-monnaie » et donné le « prix du pain, du savon et de la chandelle ». Ces mérites, et ils ne sont pas minces, et il avait lieu d’en être fier, il va les désavouer dans sa deuxième édition.

Il vient d’entrer à l’Académie française. Partout où le mot « peuple » figure dans son récit des incidents tumultueux de la Révolution, il le remplace par celui de « populace », beaucoup plus académique. Le pas est sauté : l’homme n’est plus, qui écrivait en 1830 du cabinet Polignac : « Il faut enfermer le ministère dans la Charte comme Ugolin dans sa tour ». C’est à présent l’homme de la poigne qui ne menace du « mouvement » que lorsque, renversé du pouvoir, il aspire à diriger la « résistance ».

Nous l’avons vu en 1832, alors que l’entourage de Louis-Philippe hésitait devant l’émeute, remonter les courages, haranguer la garde nationale, organiser la défense, présider à la distribution des cartouches. Les sinistres victoires de Saint-Merri et de Transnonain lui appartiennent : grâce à elles, le roi a fait fléchir les dernières résistances des conservateurs à sa quasi-légitimité. Ce qui lui appartient aussi, c’est le moyen de police et de corruption qui, le soulèvement de Vendée terminé, lui a livré la duchesse de Berri fugitive. Il se rend bien compte du peu d’estime qu’on a pour lui, mais il sait ce que vaut l’estime de tout ce monde qui a besoin de lui pour les besognes où l’absence de scrupules est de nécessité professionnelle.

Parvenu au premier rang, il tâcha de se laver des tares policières contractées dans ses fonctions de ministre de l’Intérieur. « Je ne veux pas, dit-il, être le Fouché de ce régime. » Mais il avait du sang de Fouché dans les veines. L’affaire Conseil, dont il laissa l’embarras à son successeur, devait montrer qu’il ne saurait résister au plaisir de transporter sur le terrain diplomatique ses louches moyens de police. « Parvenu de la veille, dit M. Thureau-Dangin avec un joli dédain aristocratique, cette besogne policière amusait sa curiosité, sans exciter chez lui les répugnances qu’eût ressenties un homme d’éducation plus achevée et plus délicate ».

L’historien de la monarchie de Juillet est peu tendre pour Thiers, tout en rendant justice à « l’art merveilleux par lequel il devait charmer tant de générations successives, sans jamais les fatiguer ni se fatiguer lui-même. » Tout en tenant compte de sa rancune contre celui qu’avec tout le monde il appelle encore « Monsieur Thiers », — car si Thiers fut avec les conservateurs de 1850 il fut contre