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TROISIÈME PARTIE
L’ÉQUILIBRE INSTABLE
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CHAPITRE PREMIER


LA QUADRUPLE ALLIANCE.


Thiers président du Conseil, ses antécédents fâcheux. — Le duel d’Armand Carrel et d’Émile de Girardin. — La Société des Familles : condamnation de Blanqui, Barbès et Martin-Bernard. — La guerre carliste et ses atrocités. — Louis-Philippe refuse d’intervenir et remplace Thiers par le comte Molé. — La neutralité suisse et l’affaire Conseil. — Louis Bonaparte se fait la main à Strasbourg. — Mort de Charles X.


Voilà donc Thiers président du Conseil, c’est-à-dire aussi maître du pouvoir qu’il peut l’être avec un Exécutif aussi personnel que Louis-Philippe. Il va, en tout cas, jouir de la responsabilité constitutionnelle, opposer ses intrigues aux volontés du roi, jouer son jeu avec des cartes maîtresses sur le tapis de la grande politique, satisfaire son immense besoin d’activité étendue à toutes les parties de l’administration, enseigner la stratégie aux compagnons de Napoléon et traiter de pair avec Metternich. Belle fortune pour le petit journaliste à qui Louis-Philippe n’avait d’abord donné qu’un sous-secrétariat d’État en échange du trône offert dans le premier embarras de la victoire.

Il est vrai que Thiers offrit alors ce qu’il n’avait pas : il n’en avait pas moins travaillé activement à faire de son offre une réalité. Mais il avait d’autres titres, sinon à une récompense que, dans leur ingratitude organique, les princes ne se croient pas tenus d’accorder à qui les a servis, du moins à porter le poids des affaires publiques et à en recueillir le profit. Sa valeur personnelle, une activité extraordinaire dont il a donné des preuves jusqu’à l’âge le plus avancé, suffisent à expliquer sa fortune.

Né du peuple, il se tourna contre le peuple, sitôt qu’il se fut frotté au pouvoir, et s’il eut une doctrine, ce fut celle-là : laisser le peuple en minorité politique et sociale. Son libéralisme ondoyant, qui reculera jusqu’à la rue de Poitiers et à la loi Falloux pour s’avancer finalement jusqu’à la République conservatrice, n’est autre chose pour lui qu’un instrument. Étroitement positif, il suit le progrès de son siècle en se donnant les apparences de le diriger : il est sur la machine, mais ce qu’il tient à la main, ce n’est pas la manette qui donne l’impulsion, c’est