Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/314

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

cinq millions de kilogrammes sont à présent au nombre de 585, et la production est montée à quarante-cinq millions de kilogrammes. Ces fabriques, au plus fort de leur développement, ont reçu, en 1828, l’avertissement précurseur des mesures fiscales. Les colonies ont poussé leur cri de détresse, et les ministres des finances, toujours en quête de matière imposable, ne peuvent laisser s’ouvrir une telle source de revenus, sans en drainer la part due au budget.

On ne croit pas aux chemins de fer, qui n’ont pas encore fait leurs preuves. Car dans une société fondée sur le régime capitaliste, l’unique preuve qui vaille, c’est le profit, c’est le dividende. Mais le sucre de betterave a fait les siennes : il affirme sa valeur ; sa concurrence victorieuse alarme tous les intérêts coloniaux. Personne ne le nie plus. Personne, sauf Fourier, dont la clairvoyance est mise en défaut ici par l’esprit de système. Écoutons-le parler du sucre de betterave :

« Mettons en scène le sucre de betterave, dit-il, illustre dans le monde mercantile à qui elle a fait cadeau du faux sucre qui fait couler et gâter les confitures au bout de six mois. » Qu’est-ce que la betterave, d’après son système des analogies ? « Un fruit de sang, d’où on voit ruisseler le sang ; (Fourier ne connaît sans doute que la betterave rouge qui se mange en salade ;) il est l’image de ces esclaves forcés à l’unité simple d’action, par les tortures. La dite racine doit contenir la liqueur d’unité simple et fausse, le contre-sucre, fade, sans mordant, et qui, à dose double, sucre moins que celui de canne… La feuille crispée de la betterave dépeint le travail violenté des esclaves et ouvriers »…

Voilà ce qu’écrivait en 1829 l’auteur du Nouveau Monde Industriel, au moment où le sucre de betterave faisait les rapides progrès que nous avons vus. Quand nous parlerons des chemins de fer, nous trouverons encore Fourier en défaut, et croyant aussi peu que Thiers lui-même à leur avenir.

En 1836, le comte Duchâtel avait proposé de dégrever les sucres coloniaux Ce fut à la Chambre une de ces grandes batailles d’intérêts où les partis se confondent et où de nouveaux groupements se forment, les députés des régions industrielles luttant contre ceux des régions agricoles, ceux qui ont besoin de la libre circulation s’opposant à ceux qui veulent produire et vendre à l’abri des tarifs de protection ou même de prohibition.

Il fallait, dit Vivien, « empêcher que la fabrication indigène ne rendit celle de nos colonies désastreuse ou impossible. » C’est le problème qui se pose encore aujourd’hui, et que le régime capitaliste ne peut résoudre, par des mesures d’ailleurs temporaires, qu’en établissant de savantes bascules où s’équilibrent tant bien que mal l’intérêt des colonies, celui de l’agriculture et celui des consommateurs. Quant à celui des spéculateurs, il trouve toujours moyen de se satisfaire, quelles que soient les mesures d’équilibre, et même fiscales, que l’on adopte.

Le résultat de la loi de 1837 fut désastreux pour la production du sucre de betterave. Cent soixante-trois fabriques durent disparaître, et la production tomba de quarante à vingt-trois millions de kilogrammes. Le sucre renchérit, et ce furent les consommateurs qui payèrent les frais de la lutte entre les producteurs de la