Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/376

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« c’est de la situation des prolétaires qu’est née la question de propriété qui se traite partout aujourd’hui, question qui se résoudrait par le combat et le pillage, si elle n’était résolue bientôt par la raison ».

Nous allons voir, par la grève presque générale qui éclata en juin, que les ouvriers n’en étaient pas encore à ce moment d’exaltation et d’impatience. Le mouvement commença par les tailleurs. Ceux-ci s’étaient mis en grève pour obtenir le relèvement des prix de façon. Que fit le syndicat patronal ? Au lieu de discuter avec les ouvriers, il s’avisa que, jusqu’à ce jour ils avaient échappé à l’odieuse servitude du livret et obtint facilement de l’autorité que tout ouvrier tailleur devrait être dorénavant soumis à cette inscription de police politique et patronale. Exaspérés, les ouvriers tinrent des réunions auxquelles vinrent se joindre successivement les menuisiers, les maçons et tailleurs de pierre, les charpentiers, les serruriers, les ébénistes, d’autres encore.

Ce qu’était le livret et comment il servait à ôter aux ouvriers un reste de liberté personnelle, les deux faits que voici le diront suffisamment. Un fabricant de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, s’apercevant que ses ouvriers murmurent et tentent un essai de coalition, les menace de les renvoyer. Les ouvriers le prennent au mot et lui demandent leurs livrets. « Allez les demander au commissaire de police, » répondit-il. Et de fait il les y porte, déposant une plainte en coalition aux mains de ce magistrat. Et pendant les deux mois qui s’écoulèrent en attendant le jugement, qui d’ailleurs les acquitta, ces ouvriers ne purent accepter de travail ailleurs, leurs livrets étant au commissariat, où l’on refusait de les leur rendre. Dans le même moment, un autre patron, nommé Hébert, rendait bien les livrets à ses ouvriers, mais il inscrivait sur chacun d’eux cette mention destinée à fermer tous les ateliers à ceux qui les détenaient : « Sorti de chez moi avec une plainte contre lui au procureur du roi. »

Les tailleurs demandaient la journée de dix heures et la suppression du marchandage. Les menuisiers voulaient également abolir le marchandage. L’un d’eux exposa la situation dans une lettre au National. « Le prix de la journée d’un ouvrier de marchandeur, y disait-il, était de 2 francs a 2 fr. 50 ; il y en avait, mais c’était une très rare exception, à 3 francs ; et beaucoup de jeunes gens de seize à dix-sept ans ne gagnaient que de 1 franc à 1 fr. 50… La suppression du marchandage empêcherait MM. les entrepreneurs de se jeter, tête baissée, dans ces folles entreprises, et calmerait un peu cette fièvre d’adjudications qui les ruine par trop souvent et cause la misère des ouvriers. »

Un moment, on put croire que, tout au moins pour les tailleurs, la grève allait finir par un arbitrage, selon la proposition faite par le National aux deux parties, qui ne se montraient pas éloignées d’un arrangement, la réprobation publique ayant fait sentir aux maîtres tailleurs l’indignité de leur conduite.