Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/397

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Quoiqu’il en soit, le 12 mai, interrompant la discussion des sucres. Rémusat, ministre de l’Intérieur, demandait inopinément un crédit d’un million pour permettre au gouvernement de transporter aux Invalides les restes de Napoléon. Très adroitement, le gouvernement mettait cette cérémonie patriotique à l’actif de l’entente anglo-française. Bien loin d’y voir une manifestation en faveur du prisonnier de l’Angleterre et un moyen de raviver les animosités nationales « qui, pendant la vie de l’empereur, armèrent l’une contre l’autre la France et l’Angleterre », on n’y voyait, de la part des deux gouvernements, que le moyen de les apaiser. « Le gouvernement de Sa Majesté britannique, disait l’exposé des motifs, aime à croire que si de tels sentiments existent encore quelque part, ils seront ensevelis dans la tombe où les restes de Napoléon vont être déposés. »

L’opposition eut beau faire. Thiers avait touché l’opinion moyenne à l’endroit sensible. Et l’opposition le sentait si bien que, tout de suite, elle tenta de tourner contre le gouvernement la manifestation qu’il organisait. « Ces souvenirs, dit le National du 13 mai, ne vont-ils pas se réveiller demain, dans toute la France, comme une sanglante accusation contre toutes les lâchetés qui souillent depuis dix ans nos plus brillantes traditions ! » Elias Regnault le constate : Ce fut « une joie inexprimable » dans tout le pays, car « c’était dans le peuple des villes et des campagnes que Napoléon avait laissé d’impérissables souvenirs ».

La popularité de ce nom était telle, que ses reflets devaient nécessairement illuminer quiconque s’en servirait. Le pays sut donc gré à Thiers de lui ramener son idole. D’autre part, on greffait une légende sur la légende, et on se prenait d’estime pour le ministre qui avait su amener l’Angleterre à délivrer l’encombrant prisonnier de Sainte-Hélène. Elle le rendait mort, mais enfin elle le rendait.

Thiers fut donc à ce moment au comble de la popularité. Peut-être la griserie qu’il en éprouva l’empêcha-t-elle d’apercevoir que, tout en semblant par cette restitution d’un cercueil faire amende honorable de son acte de perfidie de 1815 à l’égard du vaincu, l’Angleterre s’apprêtait à éliminer la France d’un important accord international et, de ce fait, l’écarter du concert européen. Napoléon vivant avait trouvé contre lui la coalition européenne ; ses cendres allaient encore la retrouver dans l’apothéose qu’on leur préparait.

Le crédit pour la translation voté, la Chambre revint à la discussion des sucres. Ce fut comme toujours la lutte des députés des régions maritimes, qui défendaient le sucre colonial, contre ceux des régions agricoles, qui défendaient le sucre indigène. Entre les deux camps, le ministère représentait le Trésor, désireux de prélever sa part sur les profits réalisés et de la prélever non selon l’équité, mais au gré des intérêts en présence, les plus puissants devant l’emporter sur les autres. Pour les uns, il fallait frapper de taxes prohibitives le sucre de canne ; pour les autres, c’était le sucre de betterave qui devait laisser la place. Quant aux consommateurs, personne ne s’en souciait.