Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/408

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nellement à vos princes, à vos rois absolus, le pied sur notre gorge, et de leur abandonner pour jamais dans Landau, dans Luxembourg, dans Mayence, les clefs de Paris, je suis d’avis d’une part que ce n’est pas là l’intérêt de votre peuple, de l’autre que notre devoir est de nous y opposer jusqu’au dernier souffle. »

Tandis que le patriotisme outragé, se donnait ainsi carrière, réveillait le nationalisme conquérant mal assoupi, jetait des regards enflammés sur le Rhin, que des manifestations de la garde nationale demandaient la Marseillaise aux Tuileries, et que le roi venait les saluer aux sons de l’hymne révolutionnaire ; tandis que l’agitation était partout, dans les théâtres où, dit M. Thureau-Dangin, on intercalait dans les pièces « des phrases belliqueuses aussitôt saisies et applaudies », que faisait Thiers ?

Thiers se réjouissait de voir se détourner sur l’Angleterre, sur les puissances continentales, un orage qui eût pu fondre sur sa diplomatie, sur sa politique. Aussi, laissait-il toute latitude aux manifestations et faisait-il ostensiblement des préparatifs de guerre. Les Chambres étaient en vacances depuis le 14 juillet. Il ordonnança les dépenses nécessaires pour augmenter l’effectif de la marine de dix mille hommes, cinq vaisseaux de ligne, treize frégates, neuf bâtiments à vapeur. Il fit appeler à l’activité les jeunes gens disponibles des classes 1836 à 1839, créa douze nouveaux régiments de ligne et cinq de cavalerie, engagea pour cent millions de dépenses pour le matériel et l’effectif, ordonnança un autre crédit de cent millions pour commencer aussitôt la construction des fortifications de Paris.

En agissant ainsi, il était pleinement dans le sentiment public. Henri Heine écrivait à la fin de juillet : « La coalition entre l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse contre le pacha d’Égypte produit ici un joyeux enthousiasme guerrier plutôt que de la consternation. Tous les Français se rassemblent autour du drapeau tricolore, et leur mot d’ordre commun est : Guerre à la « perfide Albion ! »

Thiers ne se bornait pas à son rôle de chef du gouvernement. Il ambitionnait la gloire de faire de la haute stratégie ; il rêvait de conduire les troupes à la victoire du fond de son cabinet, où on pouvait le voir couché à plat ventre sur le parquet, piquant des épingles de diverses couleurs sur des cartes étalées, jalonnant les routes qui menaient aux lieux des grandes victoires du Consulat et de l’Empire.

Quant au roi, il sentait que le souffle révolutionnaire aurait emporté son trône s’il eût fait mine de retenir son ministre dans ce moment d’effervescence. La rente baissait à la Bourse : le 3 % tombait en quelques jours de 86 fr. 50 à 70 fr. 70 ; les actions de la Banque elle-même, confortée de la veille cependant par le renouvellement du privilège, descendaient de 3 770 à 3 000 francs en moins de quinze jours. Malgré cela, Louis-Philippe prenait le ton du jour et mettait son chapeau en bataille.