Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/437

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Les bourgeois du Mans acceptèrent le programme en faveur de l’homme. Ils avaient entendu l’homme, qu’avaient-ils besoin de lire le programme !

Qu’y avait-il dans ce programme, que le Courrier de la Sarthe publia, ainsi que le discours, le jour de l’élection ? Il débutait ainsi : « En répondant à votre appel, eh venant à vous, je vous dois compte de ma foi politique. Cette foi vive, inébranlable, je la puise à la fois dans mon cœur et dans ma raison. Dans mon cœur qui me dit, à la vue de tant de misères dont sont assaillies les classes pauvres, que Dieu n’a pas voulu les condamner à des douleurs éternelles, à un ilotisme sans fin. Dans ma raison qui répugne à l’idée qu’une société puisse imposer à un citoyen des obligations, des devoirs, sans lui départir en revanche une portion quelconque de souveraineté. » Le suffrage universel ainsi affirmé, Ledru-Rollin ajoutait : « La régénération politique ne peut être qu’un acheminement et un moyen d’arriver à de justes améliorations sociales. »

Si vague qu’il fût, si pâle qu’il nous paraisse, ce programme souleva une grande émotion dans la classe ouvrière. Elle crut qu’elle allait avoir à la Chambre un défenseur véhément et infatigable. Martin-Nadaud, se remémorant l’impression de ses camarades et les siennes propres, dit, dans ses Mémoires de Léonard, que « ceux qui furent témoins de l’effet produit sur les masses par sa profession de foi affirmèrent que Louis-Philippe reçut ce jour-là un coup tellement violent et formidable qu’il le ressentit jusqu’au moment de la perte de son trône en 1848 ». Ce fut sur cette impression que le ministère, prenant le texte de quelques véhémences oratoires, traduisit le nouveau député devant le jury, pour délit de presse et de parole. Voilà où en étaient à cette époque la liberté de parler et la liberté électorale. Le jury de Maine-et-Loire condamna Ledru-Rollin et Hauréau, le gérant du Courrier de la Sarthe. Mais un vice de forme amena l’affaire devant la Cour de cassation. Ledru-Rollin y apostropha le ministère public en ces termes :

« Et vous, procureur général, qui vous donne l’investiture ? Le ministère " ? Moi, électeur, je chasse les ministres. Au nom de qui parlez-vous ? au nom du roi. Moi, électeur, l’histoire est là pour le dire, je fais et je défais les rois. Procureur général, à genoux, à genoux, devant ma souveraineté ! »

Mais cette souveraineté qu’il reconnaissait à l’immense peuple des salariés, était soigneusement limitée aux réformes politiques et à de bonnes lois sociales destinées à sauver la propriété des attaques du communisme. La Cour de cassation admit le vice de forme et renvoya Ledru-Rollin devant le jury de la Mayenne, qui l’acquitta. Hauréau n’ayant pu juridiquement présenter un moyen de cassation, demeura condamné ; — et ainsi apparut une fois de plus le vice d’un mécanisme judiciaire, où la forme emporte le fond. Ledru-Rollin alla siéger à la Chambre, où, contre toute attente, son éloquence ne trouva guère l’occasion de se déployer. Plus exercé à remuer des