Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/488

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insister eût été excellent. Mais Louis Blanc ne le fit pas, et demeura dans le vague de cette affirmation trop générale pour signifier quelque chose.

Quelques années avant l’apparition de l’Organisation du travail, Pecqueur, un saint-simonien que les extravagances religieuses du Père Enfantin avaient écarté et rejeté quelque temps du côté des disciples de Fourier, avait publié un ouvrage en deux volumes, l’Économie sociale des Intérêts du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et de la civilisation en général, sous l’influence des applications de la vapeur. On eût pu croire en 1836 que, sous ce titre de mémoire académique se présentait la première œuvre socialiste fondée sur la science économique ! Et par quelle distraction l’Académie des sciences morales et politiques lui attribua-t-elle un de ses prix !

Distraction ? Non, pas tant que cela. Il y avait alors, dans ce corps savant, et autour de lui faisant autorité, des économistes tels que les Sismondi, les Adolphe Blanqui, les Rossi, les Michel Chevalier, les Villeneuve de Bargemont et les Droz, que n’effrayait aucune audace de pensée et qui, pour la plupart, cherchaient anxieusement une issue à l’état social que leur critique n’avait pas épargné. Qu’y avait-il donc dans ces deux volumes au titre interminable, peu fait pour donner envie de les ouvrir, sinon aux gens de loisir et de cabinet ? Rien de moins que l’exposé du collectivisme. Jugez-en plutôt :

« La cause la plus générale et la plus persévérants de l’inégalité de richesse, de savoir et de moralité parmi les hommes, est l’intérêt, la vertu reproductive attribuée au capital et la particularisation en propriété absolue, entre les mains des individus, des instruments de travail, des sources et conditions matérielles de la richesse. Otez cet intérêt, faites que, par les mœurs ou par la loi, il soit aboli ; substituez à la particularisation la socialisation, aux raisons individuelles les raisons collectives avec capital inaliénable et indivis. À la propriété des instruments de travail, substituez la propriété absolue pour chacun de sa part des produits consommables, et la misère et l’ignorance seront extirpées. »

Comment s’opérera cette transformation ? Quelles en seront les conditions nécessaires ? C’est ici où l’on voit bien que, dans sa douce rêverie, Pecqueur ne pouvait effrayer les corps savants qui lui faisaient accueil ni menacer l’ordre social dont ils étaient les répondants devant les consciences timorées, comme Guizot était la façade vertueuse du régime de corruption censitaire. La propriété collective sera une réalité, disait-il, si « celui qui veut prêter l’usage de ses instruments de travail gratuitement », et se faire ainsi « un mérite devant la société et devant Dieu, et si l’éducation toute persuasive, la foi religieuse et les progrès de l’opinion concourent à généraliser ce sentiment et cet acte de générosité mutuelle ».

C’est l’ancien saint-simonien qui parle ici. Comme Enfantin et Bazard, il appelle les riches à travailler à l’émancipation des pauvres. La société qu’il veut fonder reposera sur un fond de moralité et d’altruisme, ou ne sera pas. Il