Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/487

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Poussés par leur logique communiste, ceux-ci avaient repris l’imprimerie aux mains de l’État. Louis Blanc ne fait pas autre chose lorsque, dans l’Organisation du travail, il propose la création d’une « librairie sociale ». Il nous dit bien qu’elle « se gouvernerait elle-même ». Mais, du fait qu’il y aurait au budget de l’État « un fonds spécialement destiné à rétribuer, sous forme de récompense nationale, ceux des auteurs… qui, dans toutes les sphères de la pensée, auraient le mieux mérité de la Patrie », on aperçoit quelle liberté serait laissée à la pensée avec un tel système.

Dans ce petit livre, qui date un moment important de l’histoire du socialisme, nous trouvons exprimée à plusieurs reprises une pensée qui n’a pas encore été éliminée de quantité de cerveaux socialistes : c’est qu’en régime capitaliste, par la force de la loi des salaires, par les répercussions économiques, nulle réforme sociale ne peut réellement améliorer le sort des travailleurs. Conséquence : faire la révolution qui, d’un coup, transformera la société et fera passer le prolétariat de l’enfer capitaliste au paradis socialiste.

À quoi bon, en régime capitaliste, ouvrir des écoles ? dit Louis Blanc. Elles ne peuvent que « rendre l’homme du peuple mécontent de sa situation, éveiller dans son âme des mouvements jaloux, lui inspirer une ambition qui, ne pouvant se satisfaire, se change en fureur et ouvre à son esprit une carrière qu’il ne pourrait parcourir sans s’égarer ». Car tels sont « les résultats que doit naturellement produire dans l’ordre social actuel toute instruction à peine ébauchée, ou dirigée selon les principes sur lesquels cet ordre social est fondé ».

Louis Blanc tenait cette argumentation de Considérant, qui l’avait reçue de Fourier. Il la fournit à Proudhon, et, sur cette autorité traditionnelle trois et quatre fois consacrée, certains socialistes l’emploient encore sans examen critique, sans s’apercevoir que les faits de chaque jour, les plus modestes réformes, lui donnent un éclatant démenti. C’est, pour des révolutionnaires qui se réclament de la science et veulent faire du socialisme scientifique, se montrer singulièrement conservateurs et faire preuve d’une absence totale d’esprit scientifique.

Ce n’est, en tous cas, point à cette argumentation que songeait Proudhon lorsqu’il demandait ce qu’il pouvait « y avoir de commun entre le socialisme, cette protestation universelle, et le pêle-mêle de vieux préjugés qui compose la république de M. Blanc ». Proudhon, pour qui tout ce qu’on donnait à l’État était enlevé à l’individu, à sa liberté, ne s’était pas laissé séduire par la promesse de Louis Blanc, de faire disparaître l’État dès qu’il n’y aurait plus de classe inférieure et mineure dans la société. Cependant, pour se distinguer des partisans de l’État souverain, Louis Blanc protestait contre la formule des saint-simoniens, repoussait l’État propriétaire, parce que c’était « l’absorption de l’individu ». Il disait, lui, la société propriétaire. « Différence énorme, affirmait-il, et sur laquelle nous ne saurions trop insister. » En effet.