Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/496

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rieux encore des autres socialistes, car Proudhon avait du moins fait à sa « folie » l’honneur de croire qu’elle pouvait s’attirer les rigueurs de la magistrature.

C’est ici le moment de parler de Pierre Leroux, que nous avons vu paraître à certains moments de notre récit. Il est assez malaisé de préciser sa doctrine sociale, car il fut surtout un philosophe en même temps qu’un critique de l’individualisme économique. D’autre part, comment nier son influence sur les esprits de son temps, tels George Sand et Eugène Sue, dans leur orientation, socialiste ? Comment, sans profonde injustice, refuser le titre de socialiste à l’inventeur du mot, puisque ce fut lui qui le prononça le premier en France, dès 1832 ? Avant lui, dans le premier quart du siècle, les disciples d’Owen, en Angleterre, avaient opposé « socialisme » à « capitalisme » ; Pierre Leroux, lui, l’opposa à « l’individualisme ».

Et, d’autre part, quelle noble et intéressante figure ! Qui, plus que Pierre Leroux, avait l’àme profondément socialiste ! Avant de devenir directeur du Globe et de le donner aux saint-simoniens, il y avait été prote de l’imprimerie. Un jour, c’était aux derniers temps de la Restauration, Guizot l’aborda en lui frappant amicalement l’épaule :

— Quand viendra notre ministère, monsieur Leroux ? lui dit-il.

— Dites votre ministère, répondit le jeune chef ouvrier. Je ne serai jamais ministre ; mais les personnages de votre trempe, monsieur, le deviennent toujours.

Toute sa vie, il travailla à une invention que d’autres devaient, mais bien plus tard, mettre au point voulu : un « pianotype » pour la composition d’imprimerie. Dans sa combinaison comme dans celles qui ont réussi depuis, la machine devait fondre les caractères à mesure que le typographe les appellerait en frappant le clavier. Il n’était pas seulement un inventeur de machines, mais encore et surtout un inventeur d’idées ; nul cerveau ne fut plus fécond que celui-là. Les bureaux du Globe furent, un moment, un centre intellectuel où parurent tous ceux qui devaient marquer quelques années plus tard.

M. Dumilâlre, le sculpteur à qui l’on doit la statue que les compatriotes de Pierre Leroux lui ont élevée à Boussac, il y a quelques années, affirme qu’un jour « Sainte-Beuve, en sortant d’une de ces réunions où il s’était laissé séduire par la parole claire et incisive de Pierre Leroux, ne put s’empêcher de déclarer : « Leroux ! Leroux !… mais il a toujours des idées nouvelles ! C’est ma vache à lait ! Il m’a encore donné aujourd’hui le sujet d’un article. »

Nous avons vu que Pierre Leroux avait quitté la communauté de la rue Monsigny lorsque le saint-simonisme était devenu intenable. C’est alors qu’avec son ami Jean Reynaud il fonda la Revue encyclopédique. « Le jour où ils commencent leur premier article, dit Mirecourt, ils ne possèdent pas quinze sous pour leur déjeuner commun. » Il devait en être à peu près toujours ainsi pour lui, et « la misère fut le partage de toute son existence ».