Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/501

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il y étudiait le conflit de la bourgeoisie et du prolétariat. Il constatait avec tristesse le triomphe momentané d’« une sorte de noblesse d’écus qui a remplacé l’ancienne noblesse du sang, et qui, à son tour, est gagnée par la corruption ». Il flétrissait l’absence d’idéal qui était le caractère de cette classe repue. « Où est leur doctrine ? demandait-il. Ont-ils une politique pour continuer la Révolution et la mener à ses fins nécessaires, l’établissement des principes de 89 ? Ont-ils un sentiment social, une idée quelconque ? Ils n’ont que l’intérêt, l’intérêt individuel : chacun pour soi. »

Que proposait Pierre Leroux pour empêcher l’inévitable soulèvement des prolétaires qui s’apprêtaient à mettre la force au service de leur droit ? Que les prolétaires fussent spécialement représentés à la Chambre, que des lois protectrices de la santé et du salaire y fussent votées, que des travaux publics fussent entrepris par l’État, que les retraites ouvrières fussent instituées, enfin que l’instruction et l’éducation fussent données à tous. Et pour décider les bourgeois à appliquer ce modeste programme, il leur disait ce que lord Brougham disait aux gentlemen de son pays : « Si vous ne marchez pas plus vite, je vous préviens que le peuple vous montera sur les talons. » Nous retrouvons là le programme « socialiste » qu’il avait donné à Ledru-Rollin.

Pierre Leroux vaut donc surtout par sa critique sociale, d’ailleurs plus morale et philosophique qu’économique. Elle n’en est pas moins forte et précise pour cela, et, dans l’Humanité, comme dans l’Égalité que publia d’abord l’Encyclopédie nouvelle, se trouvent d’éloquentes pages sur le droit de propriété, sur la transformation du servage en salariat, sur l’égalité du droit coexistant avec « la plus atroce inégalité ». Mais pour lui la notion du droit, fils de l’idée créatrice, est si puissante, qu’elle finit par créer le fait. Théoriquement, l’égalité s’affirme « sous le nom de concurrence », cela suffit ; le reste viendra ; « le droit de tous à toute propriété et à toute industrie est reconnu » ; ce droit portera ses conséquences, se réalisera dans les faits.

Son passage parmi les saint-simoniens avait, par réaction, ramené Pierre Leroux fort en arrière. Son idéalisme aidant, il avait de l’amour un sentiment si élevé, qu’il n’hésitait pas à n’admettre le divorce que comme « une règle exceptionnelle et temporaire ». Et il allait jusqu’à dire : « La cessation de l’amour, la séparation et le divorce équivalent à la mort avant la mort. » Il se posait cette question : « La moralité humaine a-t-elle été augmentée par la proclamation de l’égalité en amour ? » Et il répondait : « Je n’en fais aucun doute, mais je dis qu’il en est résulté provisoirement un grand mal. Hélas ! le progrès ne s’accomplit qu’avec des souffrances ! Oui, c’est un progrès immense dans les destinées humaines que d’avoir proclamé le droit de tous et de toutes au libre développement de leur sympathie. »

Mais il aperçoit le piège où, s’ils avaient réussi, les saint-simoniens auraient inconsciemment pris l’humanité : « Jusqu’à ce que l’homme ail fait un pas correspondant dans la connaissance, dit Pierre Leroux, c’est-à-dire jusqu’à