Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/54

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Jusqu’où il alla pour ajouter quelques miettes au morceau de pain de ses enfants, les faits suivants vont le dire. Le 27 août 1830 le prince de Condé était trouvé pendu à l’espagnolette d’une fenêtre de sa chambre, au château de Saint-Leu. Par un testament en date du 30 août 1829, le prince de Condé, qui avait perdu son fils unique, le duc d’Enghien, condamné et fusillé par ordre du premier Consul, avait institué le duc d’Aumale, second fils du duc d’Orléans, son légataire universel.

Si Louis-Philippe pouvait sans hyperbole être appelé le premier propriétaire de France et même d’Europe, le prince de Condé n’en était pas un des derniers, il s’en fallait de beaucoup. À qui, en l’absence d’héritiers, reviendrait son immense fortune ? Il avait pour maîtresse une Anglaise, Sophie Dawes, qu’il avait mariée au baron de Feuchères, un gentilhomme de sa maison. Celui-ci n’était pas un complaisant, et il n’avait passé nul marché honteux, accepté nulle compromission, nul partage ignominieux en épousant Sophie Dawes. Lorsque la vérité lui apparut, il s’éloigna de l’épouse indigne, donna sa démission et s’en fut.

L’affaire fit scandale et Louis XVIII interdit à la baronne de Feuchères de paraître à la Cour. Bien mieux : il la confina dans les seules résidences du prince de Condé, que sa pusillanimité, autant et plus que le sentiment de ses torts, garda de la velléité même de protester contre cet ostracisme d’ancien régime. La baronne chercha autour d’elle des appuis un peu plus fermes et plus sûrs que son vieil amant. Elle avait reçu de lui plusieurs donations importantes en terres et en argent, et elle en espérait encore davantage ; car elle comptait bien figurer en bonne place dans le testament du prince. Mais le roi, en qualité de chef de la famille des Bourbons, pourrait faire annuler le testament et même les donations antérieures. Pour mettre à l’abri sa part présente et future du butin princier, elle s’adressa au duc d’Orléans et l’attacha à ses intérêts par une prime vraiment royale, en entreprenant de faire passer dans la famille du duc l’immense héritage des Condés.

Du moment qu’il s’agit d’une négociation louche et malpropre, on peut être sûr que Talleyrand n’est pas loin. Il avait marié un sien neveu à une nièce de Mme de Feuchères, dotée d’un million par le prince de Condé. C’est par son entremise que la baronne fut mise en rapports avec la famille d’Orléans. La duchesse Marie-Amélie, femme du duc d’Orléans, avec son air de naturelle grandeur, sa piété rigoriste, ses principes de morale hautement affichés, reçut chez elle devant ses filles, la concubine du richissime parent à héritage, lui écrivit des lettres amicales. Le vernis de moralité et d’austérité de la duchesse fondit au feu des millions de Condé et ne laissa plus voir qu’une femme d’affaires, habile à seconder le propriétaire enragé auquel elle avait associé son existence.

Alors commença un siège qui dura huit ans. Le fils du chef de l’émigration ne pouvait pas sentir le fils de Philippe-Égalité. Il voyait dans tous les membres de la branche cadette des bourreaux du roi Louis XVI, des artisans de la révolution qui avait renversé la monarchie. Sans voir où on le menait, car il était d’intelligence aussi courte que sa volonté était faible, il avait accepté, en 1822, d’être le parrain du jeune duc d’Aumale.