Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/561

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fromage avarié, mon interlocutrice eut la bonté de m’expliquer comme quoi il y avait gros à gagner pour l’épicier au détail : « Ce fromage avarié, disait-elle, on va nous le donner à soixante, soixante-dix centimes le kilogramme, et nous le revendrons deux francs. — Comment cela ? — Eh ! sans doute, en détail, au peuple… »

Toussenel ajoute : « Et penser que parmi tous ces savants qui disent aimer le peuple, il ne s’en soit pas trouvé un seul pour se poser en vengeur de la vraie science et en défenseur du peuple, tant est redoutable la puissance des empoisonneurs patentés ! M. Arago, M. Gay-Lussac, M. Dumas, M. Laurent, comment se fait-il que cette gloire ne vous ait pas tentés ? Ne savez-vous pas que génie oblige ? » Gay-Lussac, nous l’avons vu, avait tenté un faible effort pour assurer l’hygiène du travail industriel, mais il s’était rendormi aussitôt dans son fauteuil de la Chambre des pairs.

Constatons qu’aujourd’hui les savants comprennent mieux leurs devoirs. Et si les lois étaient à la mesure de leurs avertissements et de leurs prescriptions, la santé publique, l’hygiène des travailleurs recevraient de sérieuses et efficaces protections. Mais nous sommes en 1847, et à ce moment le dogme de la liberté du commerce et de l’industrie est encore intangible. C’est de ce dogme que Gay-Lussac s’est inspiré en 1840 pour repousser la loi limitant l’exploitation du travail dans les manufactures.

C’est ce dogme que les journaux sérieux propagent. Les économistes des Débats le promulguent ex cathedra, et sans distinction d’opinion le Siècle et l’Époque, le Constitutionnel et la Presse, le répètent à leurs abonnés. Eux-mêmes la pratiquent, cette liberté commerciale, trafiquant de l’annonce et de l’article de fond, vendant leur publicité aux entreprises les plus effrontées sur les bas de laine de l’épargne. L’Époque et la Presse, un moment aussi ministérielles l’une que l’autre, se font une guerre au couteau et se reprochent leurs pirateries respectives.

Nous sommes au moment où Robert Macaire et son ami Bertrand sont des héros symboliques. Du théâtre, ils ont passé dans la caricature, où Daumier les montre exerçant leur canaillerie organique dans la politique, la finance, la presse, partout où il y a quelque chose à gagner sur la sottise et la crédulité du public. Il est encore plus vraisemblable que vrai, ce gérant d’un journal bien posé à qui on vient demander de se prononcer pour les colonies dans la question des sucres et qui répond : « Désespéré, monsieur, de ne pouvoir vous être agréable ; mais nous avons vendu hier notre question des sucres. Un journaliste honnête n’a que sa parole ! »

Le 10 mai, un débat, vite écourté, avait surgi à la Chambre. Un député naïf s’était élevé contre le trafic que ses collègues faisaient de leur influence. Nulle compagnie de chemins de fer ou de mines, nulle entreprise aussi lointaine que chimérique, nulle escroquerie décemment organisée en actions qui n’eût sur son prospectus d’émission les noms de deux ou trois pairs et députés. Le gêneur parla dans le vide et la Chambre se remit aux affaires.