Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/82

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La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue,
Et l’enfant spectre au sein de la mère statue !
_____Ô Dante Alighieri !

C’est de ces douleurs-là que sortent vos richesses,
Princes ! ces dénuements nourrissent vos largesses…


Le patriciat industriel de Lille soutenait si ardemment l’auteur de coup d’État et ses complices, qu’on peut presque oublier que Victor Hugo n’a pas aperçu celui-là à travers ceux-ci. Mais l’histoire n’a pas les mêmes licences que la poésie : les patrons qui relèguent leurs ouvriers dans des caves ont besoin des princes de coup d’État, et ceux-ci sont leurs entretenus et profitent de leurs « largesses ».

Il fallut l’« épidémie de choléra de 1848 pour que la bourgeoisie, sous la terreur de la contagion, songeât à assainir ces bouges » ; car la maladie des gueux, ainsi nommait-on le choléra à Lille, nous apprend M. Gossez, dans son ouvrage sur le Département du Nord sous la deuxième République, bien qu’elle exerçât surtout ses ravages dans la classe pauvre, n’en atteignait pas moins quelques-uns des heureux. La loi de 1850 devait assainir un peu les quartiers ouvriers, et les caves furent abandonnées peu à peu.

À quel degré d’abaissement moral était tombé un peuple ouvrier en proie à toutes les misères sociales, économiques et physiologiques dont je viens de tracer un rapide et insuffisant tableau sur le témoignage des enquêteurs du temps, j’hésiterais véritablement à le dire si le lecteur y devait voir autre chose que la condamnation des classes riches et instruites, emmurées dans leur égoïsme et leur inconsciente cruauté. Tous les articles du code le concernant tiennent l’ouvrier pour un être mineur, depuis l’obligation du livret jusqu’au témoignage en justice. Comme en toute chose, la loi est ici l’expression des mœurs générales. La Révolution qui a passé il y a quarante ans à peine sur tous les fronts, n’a pas encore redressé de son souffle libérateur ceux de la masse ouvrière. Les serfs de la glèbe sont devenus des serfs de l’usine, et l’insouciance sociale des nouveaux seigneurs égale celle des maîtres de la vieille féodalité, et parfois la dépasse.

Toute espérance, non de s’émanciper, mais de choisir son maître est ôtée au prolétaire de l’usine et de la manufacture. « Le fabricant ou chef d’atelier, dit Villermé, qui fait à un ouvrier des avances sur son salaire, les inscrit sur le livret dont celui-ci doit toujours être muni, conformément à la loi. L’ouvrier qui a reçu ces avances ne peut, en cessant de travailler pour un maître, exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé qu’après avoir payé sa dette, soit en argent, soit par son travail. Il perd donc sa liberté. »

Et, en perdant sa liberté, il perd la moitié de son âme. Souci de ses droits, de sa dignité, de respect humain, tout cela disparaît dans le morne désespoir d’une vie de labeur surmenant et sans issue. Et dans leur fureur même, ses tristes vices d’être humain retourné aux impulsions de l’animalité ne causent de dommage qu’à lui-même et aux siens. Son imprévoyance le livre sans défense aux odieux calculs du patron qui, nous affirme Villermé, Il ne lui a fait des avances que pour le