Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/98

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Les saint-simoniens, inattentifs à ces plates moqueries, montraient à tous leur supériorité morale par l’ardeur et la sincérité de leur propagande. Vraiment, ils pouvaient bien sentir les flèches de papier du ridicule, ceux qui sortaient de la salle Taitbout emportant dans leur cœur cette brûlante apostrophe de Barrault :

« Chez les Hébreux, lorsque sur le bord de la route était trouvé un cadavre, les habitants de la cité voisine, la main étendue sur le corps inanimé, juraient qu’ils n’avaient point trempé dans cet homicide. Eh bien, je vous adjure ici de m’entendre. À la vue de ce peuple entier que vous voyez dans la fange de vos rues et de vos places, sur de misérables grabats, au milieu de l’air fétide des caves et des greniers, dans des hôpitaux encombrés, dans des bagnes hideux, se mouvoir, pâle de faim et de privations, exténué par un rude travail, à moitié couvert de haillons, livré à des agitations convulsives, dégoûtant d’immoralité, meurtri de chaînes, vivant à peine, je vous adjure tous, enfants des classes privilégiées, levez-vous, et, la main appuyée sur ces plaies putrides et saignantes, enfants des classes privilégiées, qui vous engraissez de la sueur de cette classe misérable exploitée à votre profit, jurez que vous n’avez aucune part à ses souffrances, à ses douleurs, à son agonie. Jurez ! Vous ne l’oseriez pas. Ah ! que faites-vous du moins pour guérir ses blessures et pour le rendre à la vie ? Que faites-vous ? Rien… rien encore que de nous écouter. »

Un autre débat, limité au monde restreint de la science, vint concourir à la libération générale des esprits, qui est l’aspiration universelle de ce grand moment historique. Ce qu’Auguste Comte faisait pour la philosophie, à laquelle il tentait de donner une base scientifique par sa doctrine positiviste, Geoffroy Saint-Hilaire le faisait pour la science en essayant d’apercevoir le lien qui unit toutes ses parties. Reprenant la thèse de Lamarck sur l’origine des espèces animales et leurs modifications au cours des âges, il avança que toutes ces espèces peuvent provenir d’un type unique, différenciées dans le temps par les changements survenus dans les milieux où elles s’étaient développées.

Une telle théorie était la ruine des dogmes religieux qui font de chaque espèce animale une création à part. Cuvier, alors en possession de toute sa gloire et des multiples honneurs et profits qui y étaient attachés, s’offrit pour le bon combat contre la théorie révolutionnaire de Geoffroy Saint-Hilaire. Lui-même avait été un révolutionnaire, d’ailleurs. Mais ce révolutionnaire sans le vouloir avait pris peur des forces que sa science avait déchaînées, et, après avoir prouvé par sa reconstitution des animaux fossiles, la haute antiquité des espèces animales, il s’était empressé, contre toute évidence et pour éviter à l’Église et au pouvoir les conséquences de ses découvertes, de ramener cette haute antiquité de plusieurs milliers de siècles aux six mille ans de la Bible. « Il est malheureusement trop connu, disait Sainte-Beuve, que M. Cuvier n’avait pas ce courage qui lutte contre les préjugés puissants ; qu’il n’avait pas même le courage de la science, et qu’il a plus d’une fois fait fléchir celle-ci contrairement à ses propres convictions bien arrêtées. »

Le créateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie se posa donc en champion de la fixité des espèces. Les rues étaient encore chaudes du combat révo-