Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/200

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le père du ministre actuel, signalé comme suspect, parce qu’en mai 1849, « il entretenait des pigeons voyageurs avec Paris ».

Peu importent, après tout, les âneries de toutes ces enquêtes. Elles attestent au moins l’angoisse perpétuelle dans laquelle vécut ce gouvernement. Sans cesse, autour de lui, il croyait entendre gronder la révolte ; et de fait, à constater les liasses énormes des rapports concernant les offenses à l’Empereur, les cris séditieux et tous les gestes de révolte qui échappaient aux masses ouvrières, à relire tous ces rapports où les fonctionnaires de tout degré signalent unanimement que tout le prolétariat est contenu, mais non changé d’esprit ni de sentiments, on conçoit facilement l’impression d’instabilité que, dans leur triomphe même, ces hommes purent éprouver.

Ils avaient tort pourtant de craindre la révolte violente. L’émeute traditionnelle du peuple révolutionnaire : « Du pain et la constitution de 93 ! » pouvait hanter encore quelques cervelles ; ce n’était point par ce moyen que la classe ouvrière allait s’attaquer à l’Empire et à la société capitaliste dont il était l’expression. Mais en redoutant l’émeute de subsistance, ils avaient le vague pressentiment de l’avenir. C’était, en effet, par son effort économique, par son effort de réaction sur les conditions matérielles ou morales qui lui étaient faites que la classe ouvrière allait rentrer dans la bataille. Les préfets et les procureurs avaient raison de redouter les grandes agglomérations industrielles : c’était de là qu’allait partir la nouvelle action socialiste.

Le mouvement socialiste du Second Empire procède en effet directement du développement économique. Malgré tous les souvenirs de 1848, malgré toutes les formules qui se perpétuent et dont quelques-unes encore lui serviront à s’exprimer, on peut dire qu’il recommence ab ovo. Il n’est point suscité par une idée abstraite de justice sociale ; il est l’expression de plus en plus consciente, de plus en plus vraie, de la lutte des classes. Il n’a point d’autre origine que l’opposition de jour en jour plus clairement sentie, entre le patron et l’ouvrier, entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Voilà ce qu’il faudra un jour étudier dans le détail. L’état actuel de la science ne nous permet que de l’esquisser.

Que les ouvriers du second Empire, de 1852 à 1800, lors de la grande transformation économique, ont senti se rompre encore quelques-uns des liens qui les unissaient à leurs employeurs, c’est un fait que tous les témoins établissent. « Le silence règne, dit par exemple Audiganne, en 1860, à la fin de ses vivantes études sur les Populations ouvrières de la France II, 395), la résignation même paraît régner, là où, il y a dix années, se faisait entendre le plus de bruit et de récriminations. La question porte, à l’heure qu’il est, sur les idées, sur les sentiments plutôt que sur les attitudes. Tout est là. » Or, dans les grandes régions industrielles, Audiganne constate que « la paix extérieure ne paraît pas fondée sur un retour sérieux à la confiance. Le plus souvent, on dirait qu’il y a toujours là, non pas seulement deux classes, mais