pour emprunter une expression bien connue d’un homme d’État anglais, deux nations. Dans les ateliers, la subordination est complète ; il n’en peut être autrement ; mais au dehors, aucune influence d’une part, aucune déférence de l’autre. Sur certains points même, le mot on nous exploite demeure le credo que répètent silencieusement des âmes encore ulcérées. » Et encore : « Jamais de reconnaissance… Il suffit dans la plupart des occasions que les chefs d’établissement agissent d’une manière, pour que les ouvriers adoptent immédiatement la conduite opposée ». — Plus précieux peut-être encore est le témoignage de Louis Reybaud, de l’économiste qui en 1854 avait proclamé que le socialisme était mort, et qui, dans les années suivantes, sur l’invitation de l’Académie des sciences morales et politiques, étudiait, comme naguère Villermé, les conditions du travail dans différentes industries. « Plus j’étudie les faits, écrivait-il en 1859, plus je demeure convaincu qu’à côté des passions de circonstance que les ouvriers puisaient (en 1848) dans les livres ou dans les clubs, il en est de permanentes, très réfléchies et très profondes, où ils ne s’inspirent que d’eux-mêmes. À mesure que la trace des premières s’efface, les secondes prennent plus d’empire sur eux et autant les unes appartenaient à un monde chimérique, autant les autres appartiennent au monde positif. C’est dans le régime même de la manufacture que ces passions ont pris naissance et s’alimentent, malgré les règlements, malgré les amendes, malgré le silence imposé et les servitudes multipliées jusqu’à la minutie, ou plutôt à raison de ces servitudes, de ce silence, de ces amendes ou de ces règlements ». (De la condition des ouvriers en soie, 1859. Introduction, p. VIII). J’ai souligné le passage important : il est curieux de voir Reybaud lui-même indiquer que c’est le régime de la manufacture qui engendre tout ce mouvement de sentiments et d’idées dont le socialisme va renaître.
Et tous les témoignages concordent : à Lyon, à Paris, la conscience de l’opposition des classes reste vivace et même va s’accusant. À Lyon, par exemple, il y eut, pendant les premières années de l’Empire, un procureur intelligent et sagace (une fois n’est pas coutume) qui nota avec précision cet état d’esprit des ouvriers (BB 30 379). Lorsqu’il signalait en juin 1852, le calme nouveau des esprits, il ajoutait : « Autant que je puisse le pressentir, cette trêve ou cet amortissement des passions politiques feront place à un autre phénomène, à une autre tendance qui semble déjà se révéler. La vie politique n’a pas tellement surexcité ses pulsations pour tomber tout-à-coup. L’effet durable qui en résulte, c’est que la population ouvrière se sent reliée par des intérêts de classe. Ces intérêts peuvent bien dépouiller un attirail de parti et abdiquer les immondes prétentions du socialisme ; mais ils prennent place néanmoins dans la cité ; ils vivent avec ténacité sous la forme collective et l’espoir de leur satisfaction, finissant par se placer en première ligne, pourra les amener un jour en recrues à n importe quel parti. Peut-être est-ce une considération que la politique n’a pas à négliger ».