Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/202

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Passons sur les préjugés du procureur : il ignorait combien l’accusation, traditionnelle à Lyon, de l’entente des socialistes et des légitimistes, par exemple, était peu fondée ; il apprenait l’histoire dans les cartons de son parquet. Mais il vit excellemment la solidarité de classe qui unissait les ouvriers lyonnais ; il comprit bien que cette solidarité consciente était l’héritage direct du mouvement de 1848 ; et il pressentit que la lutte, dans les conditions présentes de l’industrie, ne pouvait que s’accentuer.

Lorsqu’on février 1853, un autre procureur, venu de Bordeaux succéda à celui-là, force lui fut de signaler les mêmes symptômes, il notait, plusieurs mois après son arrivée, que le gouvernement avait contre lui, outre les gens sans aveu, « une très grande partie des ouvriers, d’ailleurs honnêtes, mais que de vieilles traditions et les prédications de 1848 ont égarés. Ces hommes sont convaincus, disait-il, que la société est injustement organisée, et que la part de l’ouvrier n’y est pas équitable… On rencontre (chez eux) une certaine élévation de langage, mais par dessus tout une conviction profonde qu’un système socialiste doit incessamment prévaloir. L’ouvrier est aujourd’hui communiste ou égalitaire, comme le bourgeois était philosophe avant 1789. » (Rapport de décembre 1853.)

Dans le milieu plus mêlé du prolétariat parisien, les sentiments sont naturellement plus complexes. On ne retrouve point chez les ouvriers de la capitale les sentiments violents d’opposition de classe qui ont été, à toute époque depuis le début du XIXe siècle, la caractéristique des ouvriers lyonnais. Ni dans les livres d’Audiganne, ni dans celui de Vinçard sur les Ouvriers de Paris, ni dans le petit volume de Compagnon sur les Classes laborieuses, ni dans le résumé que Cochin a donné de tous les livres sur la classe ouvrière qui parurent vers 1800, nous n’avons trouvé l’indication de sentiments de haine ni même d’opposition déclarée à la classe patronale. Le régime de petite industrie qui restait le régime dominant à Paris et les rapports constants que, malgré les bouleversements haussmanniques, artisans, petits patrons et ouvriers continuaient d’avoir entre eux, expliquent en partie cet état d’esprit.

Est-ce à dire que les ouvriers parisiens avaient oublié les journées de juin 1848 ? Est-ce à dire qu’ils ne ressentaient pas à leur manière tout le mouvement nouveau de l’industrie, et qu’ils ne réagissaient pas, au moins sentimentalement, lorsque le développement du capitalisme venait révolutionner leurs existences ? En aucune manière : mais il faut bien préciser sous quelle forme se manifesta alors la conscience de classe des prolétaires parisiens.

C’est Corbon, selon moi, qui, dans des chapitres trop peu remarqués de son Secret du peuple de Paris, en 1863, a le mieux précisé cet état d’esprit, sans en apercevoir d’ailleurs toutes les conséquences politiques. Étudiant, dans sa deuxième partie, la « question du travail selon le peuple », Corbon note les différentes phases du socialisme, les premières prédications saint--