Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/212

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du commerce, protecteur de l’industrie, le pouvait-il ? Il sentait bien que les grands travaux n’avaient point suffi à rallier la classe ouvrière ; il constatait que beaucoup de ses membres restaient fidèles au parti républicain ; et les conseillers démocrates, ceux qui l’avaient poussé à rallier la démocratie par la gloire, ceux qui lui avaient valu l’ovation de 1859, lors du départ pour l’Italie, les hommes du Palais-Royal et les amis du prince Napoléon, avaient sans doute raison de le pousser à faire des concessions aux revendications sociales, à établir l’alliance de l’Empire et du prolétariat, à réaliser le socialisme césarien ; mais, n’était-ce point, encore une fois, contrarier l’essor de l’industrie ?… et qui sait, si l’on n’ouvrirait pas ainsi de nouveau la voie aux débordements révolutionnaires ? Le procureur de Lyon le disait bien dans un de ses rapports : « Tout ce qui amortit, tout ce qui efface, tout ce qui éteint doit être jeté sur les passions qui fermentent chez nos ouvriers : leur enlever tout prétexte de réunion, de délibération ; admettre le moins possible leur existence comme corps collectif ; refuser de reconnaître en eux une classe distincte », tel était peut-être le vrai programme.

Entre la liberté, seule capable de lui rallier la classe ouvrière et la tradition autoritaire de la bourgeoisie, l’Empereur hésitait. Pour qu’il se décidât enfin, pour qu’il fit ou laissât faire un pas, il fallait que l’intérêt dynastique parlât encore une fois. Il fallait que l’appui de la classe ouvrière apparût comme nécessaire à la réalisation d’un projet impérial. Or, en 1860, l’Empereur eut besoin que la classe ouvrière fit entendre sa voix ; et comme naguère en 1850, les républicains purent parler, parce qu’ils devaient parler sûrement dans un sens favorable aux desseins de l’Empereur, parce qu’ils devaient faire contrepoids aux revendications catholiques, de même en 1860, les ouvriers furent admis à parler, parce que les plus conscients d’entre eux, les plus instruits, devaient être certainement favorables aux théories libre-échangistes contre l’opposition protectionniste. Ou je me trompe fort, ou là est vraiment l’origine des premières avances à la classe ouvrière.

Il est bien certain qu’en ces années-là, par son accroissement même, par son obstination à s’organiser, la classe ouvrière s’imposait de plus en plus à l’attention des écrivains, des penseurs, des hommes politiques, et à défaut d’autres preuves, le nombre considérable de livres qui parurent sur ces questions, aux environs de 1860, suffirait à le prouver. Il est certain encore que la rapide évolution, qui s’accomplit de 1860 à 1863, de la pure revendication professionnelle à l’action politique, fut due uniquement à la conscience que la classe ouvrière prit de sa force. Mais ici encore, comme en 1859, pour les républicains, la chiquenaude initiale, si j’ose dire, fut donnée du Palais-Royal. Ce furent les amis du prince Napoléon qui eurent à ce moment l’autorisation d’agir, de faire parler.

Les rapports des procureurs généraux, aux environs de 1860, nous révéleront sans doute des choses curieuses. Nous ne les avons pas encore à notre disposition. Mais pour les années 52-56, pour lesquelles ils sont communicables,