Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/217

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elle se heurte. Qu’un comité, exclusivement composé d’ouvriers, se forme en dehors du patronage de l’autorité ou des fabricants, qu’il essaie de former un centre, de grouper autour de lui des adhérents, de réunir des souscriptions ; si inoffensif que soit son but, soyez certain qu’on ne lui permettra point de l’atteindre. Aussi faut-il une forte dose de résolution pour se mettre en avant, quand, de plus, toujours à tort ou à raison, les promoteurs se sentent mis à l’index : car un ouvrier qui s’occupe de questions politiques, dans le pays du suffrage universel, est considéré comme un homme dangereux ; c’est pis s’il s’occupe de questions sociales. Tenez, monsieur, je vous prédis (et je désire de tout mon cœur être mauvais prophète), que toute tentative faite par des ouvriers, dans les conditions que j’ai indiquées plus haut, c’est-à-dire en dehors de toute influence, ne pourra aboutir ; on ne leur accordera pas la permission de s’organiser et d’agir librement sous l’œil vigilant de l’autorité.

«… Mais pourquoi, direz-vous, refuser les conseils de ceux dont les. lumières et la bourse vous seraient d’un si grand concours ? — Parce que nous ne nous sentirions pas libres, ni dans notre but, ni dans nos choix, ni de notre argent ; et les plus belles affirmations ne prévaudront point contre une opinion qui n’est peut-être que trop justifiée.

« Il n’y a qu’un seul moyen, c’est de nous dire : Vous êtes libres, organisez-vous ; faites vos affaires vous-mêmes, nous n’y mettrons pas d’entraves. Notre aide, si vous en avez besoin, si vous la jugez nécessaire, sera complètement désintéressée, et tant que vous resterez dans les limites de la question, nous n’interviendrons pas. »

L’auteur de la lettre disait enfin la défiance invétérée de la classe ouvrière à l’égard des œuvres du pouvoir ; il affirmait que la liberté d’organisation était le meilleur moyen de dissiper ses craintes, et il souhaitait la disparition des « justes griefs de chacun », qui « entretiennent une haine sourde, funeste au développement industriel du pays ».

Cette lettre était signée T…. ciseleur en bronze. Son auteur s’appelait Tolain. Grêle, pâle, déjà presque chauve à trente ans, le regard froid et gouailleur sous un beau front, il avait acquis par ses connaissances, par son esprit pratique et sa fermeté, une autorité indéniable sur ses camarades d’ateliers. Le prince Napoléon voulut le voir. Il alla au Palais-Royal. Après l’entrevue, il fut l’un des dix ouvriers qui préparèrent et vinrent soumettre au prince, comme président de la Commission impériale de l’Exposition de Londres, un projet précis, pour l’envoi d’une délégation ouvrière. La requête fut naturellement bien accueillie. Une commission ouvrière, composée de présidents de sociétés de secours mutuels professionnels, fut chargée de diriger les élections des délégués qui devaient être élus dans chaque profession. Le gouvernement avait mis le doigt dans l’engrenage ; il venait de reconnaître officiellement et d’utiliser l’action corporative, l’action professionnelle des sociétés de secours mutuels. Un régime de tolérance succédait