Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/281

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remaniment nouveau de l’Europe, et peut-être un agrandissement de la France.

La discussion de l’adresse était terminée ; le droit d’interpellation n’existait pas. Mais le vote de la loi sur le contingent fournit l’occasion de demander des explications sur le grand objet qui préoccupait tout le monde.

Le jeudi 3 mai, la discussion de la loi vint à l’ordre du jour. M. Rouher avait cru pouvoir s’en tirer avec quelques brèves explications, en affirmant que la France ne soutiendrait pas une agression de l’Italie contre l’Autriche, mais entendait maintenir vis à vis des puissances engagées son entière liberté d’action. Il venait à peine de s’asseoir que Thiers prenait la parole, au milieu de l’attention générale.

« Je viens, commença-t-il, défendre cette chose sainte et sacrée qu’on appelle le droit, et qui est aujourd’hui foulée aux pieds… Je viens défendre cette autre chose non moins sainte, non moins compromise qu’on appelle la paix ». Et, devant la majorité inquiète, tourmentée, et que conquit bientôt la clarté de son éloquence, devant ces hommes surpris, émus de comprendre, et que son bon sens averti rendait soudain indociles, l’orateur de l’opposition démontra comment le droit était violé, comment la paix était compromise.

Il dénonça les convoitises de la Prusse, les abus répétés qu’elle faisait de sa force, les simulacres de justice par lesquels elle tentait de tromper l’opinion. En termes simples, il dit les malheurs du Danemark. Il avait un beau port, un territoire fertile ; mais il était petit, il était faible, et quelques-uns de ses sujets parlaient la langue d’un puissant voisin. Aussi lui avait-on pris les duchés, « au nom de la Confédération germanique, ou, comme on dit aujourd’hui au nom de la patrie allemande ». puis on les avait gardés ; enfin, après les avoir pris de moitié avec l’Autriche, on avait dit à l’Autriche : laissez-les moi ou bien je vous fais la guerre ».

Mais ce qui émut le plus l’assemblée, ce fut l’annonce, ce fut le diagnostic, si inquiétant dans sa précision, du danger que courait la France. « La Prusse, continuait Thiers, si la guerre lui est propice, tiendra une partie de l’Allemagne sous son autorité directe, l’autre sous son autorité indirecte, et n’admettra l’Autriche dans le nouvel ordre de choses que comme protégée. Mais cette Prusse agrandie et surtout associée à l’Italie c’est la résurrection de l’Autriche d’autrefois associée à l’Espagne… c’est la reconstitution de l’Empire de Charles-Quint ».

La comparaison entre les Hohenzollern et les Habsbourg était saisissante : quelques années plus tard, le pays tout entier, auquel, dès 1866, Thiers faisait appel et dont il cherchait à réveiller les traditions nationales, devait s’en souvenir.

Mais, plus profondément, ce que démontrait le grand homme d’État, c’était pour ainsi dire l’utilité réelle des traités de 1815 pour la France du XIXe siècle. Sans doute ces traités ne procédaient pas seulement d’une pensée de défense contre les conquêtes napoléoniennes, mais aussi, et surtout d’une