Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/329

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ministre. Mais le texte même des rapports qu’ils rédigèrent prouve que tous ces hommes parlèrent librement et à voix haute. On dirait même parfois qu’ils enflent volontairement le ton pour mieux manifester leur indépendance.

Mais ici encore allait se marquer un nouveau progrès dans la conscience de quelques-uns. Si la plupart se résignaient à accepter les faveurs du gouvernement sans lui en savoir gré, sans s’inféoder à sa politique, et s’appliquaient simplement à affirmer, en toute occasion, leur complète indépendance, — et la mentalité de beaucoup, hélas ! ne s’est pas depuis lors élevé plus haut — d’autres se trouvaient déjà qui ne voulaient rien devoir au gouvernement et qui se refusaient à accepter les faveurs de la classe adverse ou de ses représentants. Si Chabaud osait déclarer, en pleine assemblée ouvrière : « Nous sommes tous pauvres et nous ne devons pas refuser des secours que d’autres bien plus riches que nous n’ont pas dédaigné d’accepter » (Procès-verbaux des Assemblées des délègues, page 167.), Varlin et ses amis estimaient qu’il fallait laisser à ces « autres » leur indignité. Les relieurs avaient refusé tout patronage, toute subvention, et quelques corporations avaient suivi leur exemple. En face des délégués élus sous les auspices de la Commission, il y en eut ainsi quelques autres, élus en dehors de tout patronage : ceux des ferblantiers, des relieurs (Clémence et Varlin), des doreurs sur cuir, des doreurs sur tranche, des menuisiers en bâtiment, des ciseleurs en bronze, des monteurs en bronze (Landrin Hippolyte), des tourneurs en bronze (Landrin Léon). Leurs rapports furent imprimés à part, aux frais de leurs sociétés.

Mais — c’est là aussi un exemple de tactique qu’il faut rappeler — au moment même où ils affirmaient ainsi cette conception nouvelle de l’indépendance absolue de leur classe, les militants de l’Internationale, qui inspiraient ces corporations et qui en furent les libres délégués, se gardèrent bien de prendre une attitude hautaine d’intransigeance et d’opposition à l’égard des corporations patronées. Ils ne traitèrent pas leurs représentants de « vendus » ni de « domestiqués » ; ils vinrent coopérer à leur tâche, dans la mesure où elle pouvait servir la cause générale. Avec les délégués « encouragés », ils assistèrent aux assemblées du passage Raoul ; ils prirent une part active aux discussions ; ils développèrent leurs conceptions particulières, et parmi les pièces annexes qui font du recueil des procès-verbaux un très précieux document, on n’est pas médiocrement surpris de retrouver le pacte fondamental de l’Internationale ou ses proclamations, lors des grèves. Les délégués officiels, inspirés par la fine mouche qu’était leur secrétaire, l’ébéniste Tartaret, ne se montrèrent pas plus exclusifs que les exclusifs eux-mêmes ; et Tartaret lui-même ne crut pas sa présence déplacée au Congrès de Bruxelles où il alla représenter la « Commission ouvrière ».

Par cette habile méthode de pénétration, l’Internationale se faisait mieux connaître du monde des militants ouvriers. Qu’une heure vînt maintenant,