Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/104

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désormais un des premiers soucis du gouvernement autrichien ; et il était beaucoup plus disposé, comme on le verra, à conclure une alliance avec l’Italie aux dépens du pouvoir temporel de la papauté qu’à entrer en conflit avec l’Italie dans l’intérêt de la papauté. Il ne pouvait donc entrer dans la politique de M. Thiers : celui-ci, en mettant la France au service du pape, écartait de la France l’Angleterre et l’Autriche. Il détournait d’elle toutes les alliances possibles. Aussi, ou bien ses menaces contre l’unité italienne et l’unité allemande resteraient à l’état de fanfaronnades, irritant l’Italie et l’Allemagne sans les arrêter ; ou bien si M. Thiers voulait vraiment les mettre à exécution, s’il intervenait par la force pour réprimer toute démarche nouvelle de ces deux grands peuples vers l’unité nationale, il jetait la France sans alliés dans le plus redoutable conflit comme dans la besogne la plus réactionnaire. Mais si par aventure il avait réussi à intéresser à sa politique l’Angleterre et l’Autriche, quelle effroyable convulsion européenne ! Plaisant effet en vérité d’une politique de « conservation ».

La formation du « grand parti conservateur » en Europe aurait abouti à mettre en ligne l’Angleterre, l’Autriche et la France contre l’Italie, l’Allemagne et la Russie. Et comme l’Italie et l’Allemagne auraient joué dans ce combat tout leur destin de nations, c’était la guerre à fond, la guerre à mort. Pour en finir avec la politique des nationalités, M. Thiers allait déchaîner partout les passions nationales. La Prusse aurait adressé à toutes les énergies allemandes un appel désespéré, et M. de Bismarck aurait même essayé de fanatiser les Allemands d’Autriche, inquiets de voir leur gouvernement armer contre leur race. La maison de Savoie aurait enflammé, pour la suprême bataille de l’indépendance et de la grandeur, toutes les énergies italiennes, toutes les passions révolutionnaires. M. de Bismarck aurait tâché de soulever la « nationalité » hongroise, en lui promettant, dans l’Orient réorganisé et sur les débris de la composite monarchie autrichienne, une grande place et un grand rôle. La Russie, poussant à fond son ambition et brusquant ses desseins, aurait lancé aux peuples slaves des Balkans, aux peuples chrétiens de l’Empire turc le signal de la guerre sainte. C’est à cela que conduisait la politique de M. Thiers, ou elle n’était qu’une enfantine et dangereuse rodomontade.

Ah ! comme M. Rouher aurait eu beau jeu d’en signaler les incohérences et les périls ! Mais l’Empire, avec moins de décision, avec moins de netteté tranchante, pratiquait la même politique que M. Thiers. Il était gêné par le souvenir de sa politique italienne, par ses affirmations anciennes et répétées du droit des nationalités, par son affirmation récente du droit, de l’avenir des « grandes agglomérations ». Il ne pouvait donc pas opposer à l’unité allemande le veto catégorique et brutal de M. Thiers. Mais il ne l’acceptait pas non plus, ou du moins il ne l’acceptait pas sans condition. Il était décidé ou à se la faire payer par des compensations territoriales ou à y faire obstacle seulement, et dans les discours de son ministre d’État, dans les circulaires de ses diplomates, il abondait en formules évasives qui ne signifiaient pas la rupture