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Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/120

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tient pas compte de tous les éléments du problème. Il voit juste quand il annonce que M. de Bismarck, après avoir revendiqué les duchés pour l’Allemagne et au nom du droit des populations allemandes, les annexera à la Prusse. Mais il ne reconnait point assez que le conflit a une origine allemande, que toute l’Allemagne s’est passionnée pour la liberté des populations allemandes, tyrannisées par la monarchie danoise, et il oublie que même quand M. de Bismarck dénature cette cause allemande par la violence prussienne, il suffirait d’une intervention diplomatique un peu pressante pour que l’Allemagne tout entière se sentît blessée. C’est la fatalité de ce drame ambigu que la Prusse, même quand elle fait violence à l’Allemagne, sert une profonde passion allemande, et si la France, l’Angleterre, la Russie demandaient des comptes à la Prusse, toute l’Allemagne verrait dans la Prusse, même égoïste et brutale, le représentant de l’indépendance et de la puissance allemandes.

Quelques mois plus tard, le 2 mars 1806, quand Jules Favre intervient de nouveau dans les affaires allemandes, il se débat contre les difficultés du problème, et il n’aboutit pas à une solution claire et précise, mais il commence à en mieux reconnaître la complexité. L’Autriche et la Prusse ont conclu à Gastein, le 14 août 1865, un accord d’ailleurs provisoire, où elles se sont partagé « les dépouilles » du Danemark, je veux dire les duchés. La Prusse a la partie septentrionale, le Slesvig, l’Autriche a la partie méridionale, le Holstein. Mais il est visible dès lors que pour la Prusse ce n’est qu’une étape, et dans cette convention même elle se ménage les moyens d’assurer sa domination sur l’ensemble des duchés. Elle prélude par là à sa prochaine grandeur, à l’unification totale de l’Allemagne sous l’hégémonie des Hohenzollern.

Or, devant ce fait immense, la pensée de Jules Favre se dérobe à demi. Ni il n’ose conseiller à la France d’accepter sans récrimination et sans peur cette unité allemande, même prussienne ; ni il n’ose lui conseiller de l’empêcher par la guerre. Il reproche à l’Empire de ne pas marquer assez haut sa sympathie pour le Danemark vaincu et spolié ; mais il ne veut pas que la France s’engage à fond contre la Prusse. Il s’épouvante à la pensée que l’unité allemande pourra être constituée et manœuvrée par la Prusse ; mais il comprend bien que toute intervention de la France n’aura d’autre effet que de hâter le groupement des forces allemandes sous la discipline prussienne. Il veut que la France, par une politique de paix, par la répudiation de toute conquête, rassure l’Allemagne ; mais la paix ne suffit pas aux patriotes allemands ; ils ne veulent pas la tenir de la seule sagesse, de la seule tolérance de l’étranger. Ils veulent qu’elle soit garantie par la force de l’Allemagne elle-même, et, cette force, l’Allemagne ne peut la trouver que par l’unité. Or, cette unité allemande, elle fait peur à Jules Favre, même si elle se réalise par la liberté, et il semble qu’il veuille soustraire l’Allemagne à la Prusse, non pas seulement pour qu’elle soit plus libre, mais aussi pour qu’elle soit moins forte. Dangereuse défiance qui enlevait à la politique de paix du grand orateur toute