Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/186

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cet homme bruyant ne s’en aperçut pas. En vain Napoléon, habitué aux vagues entreprises de l’esprit, se flattait-il encore de préciser, au jour du danger, son accord avec l’Italie et l’Autriche. En vain chargeait-il le général Lebrun, en mai 1870, de porter à M. de Beust et à l’empereur François-Joseph, un plan de coopération militaire. L’Autriche maintenait ses premières réserves, une seule chose aurait pu la décider à se commettre à fond : c’est si la France elle-même avait donné l’exemple de l’audace, en abordant hardiment et en résolvant, selon le vœu de l’Italie, le problème romain. Mais cela, Napoléon ne l’osait pas. Et ce n’est pas dans ce sens que M. de Gramont le poussait. Celui-ci, quand il quitta Vienne, en mars, fut mis au courant, par M. de Beust, de l’état des choses. Il sut qu’il y avait, entre les trois puissances, un accord sentimental qui n’avait pas pris forme de traité. Il pensait, sans doute, que la haine commune de M. de Bismarck serait, dans les crises prévues, un lien suffisant entre l’Autriche et la France. Et tout restait à l’état de molle nuée.

Cependant la précise et terrible intrigue bismarkienne continuait. L’insistance du prince Antoine et de M. de Bismarck lui-même avait raison des résistances du prince Léopold. Le chancelier prussien envoya, en juin, un message à Prim pour l’encourager à reprendre ses démarches ; il lui conseillait de s’adresser, non à Berlin, mais au prince Léopold lui-même. Ainsi, il serait plus facile à M. de Bismarck de donner à toute la combinaison l’apparence d’une affaire de famille. Les scrupules du roi, qui avait le pressentiment de la tempête qui allait éclater et qui aimait bien les entreprises fructueuses pour sa maison ou sa politique, mais à condition d’en dérober à sa conscience les conséquences troublantes, seraient plus aisément calmés. Au demeurant, si l’affaire tournait mal, il serait d’autant plus facile d’y renoncer qu’elle apparaîtrait simplement comme une douce combinaison familiale.

À la fin de juin, la chose était conclue, mais Prim, dont le malaise croissait à mesure qu’approchait l’événement, n’eut pas la force de porter son secret comme il eût fallu. Les paroles énigmatiques qu’il avait prononcées aux Cortès le 11 juin avaient donné l’éveil plus qu’il n’eût souhaité. Dans les premières heures de juillet, la rumeur se répandit en Espagne que le prince Léopold avait décidément agréé l’offre de la candidature. Les Cortès étaient en vacances. Prim, ne pouvant pas les convoquer assez vite pour mettre la France, l’Europe en face du fait accompli, dut s’ouvrir à l’ambassadeur français à Madrid, M. Mercier de Lostende ; il essaya ainsi d’amortir le coup, mais en vain. Lui-même était plein de pressentiments sombres. C’est le 3 juillet que parvint au quai d’Orsay la dépêche de Madrid annonçant la candidature du prince de Hohenzollern. L’émotion de M. de Gramont fut violente. Jamais pourtant la diplomatie française n’avait eu besoin de plus de sang-froid et de mesure. Ou bien M. de Bismarck ne voulait pas la guerre, et s’il risquait la candidature Hohenzollern, c’était dans l’espoir que la France ne protesterait