Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/263

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qu’à la fin dans les conseils de la « Défense nationale ». Armer le peuple de Paris, c’était, en effet, du même coup, armer la Révolution et rompre, à l’avantage du producteur et du salarié, le savant équilibre de forces, qui seul rend possible la perpétuité de l’iniquité capitaliste.

Or, ce peuple, nul mieux que les trois Jules : Favre, Simon et Ferry, mieux que Picard, Garnier-Pagès et leurs comparses ne le connaissaient.

Ce peuple, c’était l’artisanerie du faubourg Saint-Antoine et du Temple et, derrière, les masses plus serrées et plus compactes encore des quartiers excentriques, pullulantes fourmillières de travailleurs : Belleville, Montmartre, Grenelle, la Glacière, déjà pénétrés dans leur élite par la propagande socialiste : celle de Proudhon et de l’Internationale, celle des Blanquistes.

Depuis 1862, ce peuple remis de l’effroyable saignée de juin avait défié l’Empire dans un duel à mort, toujours en mouvement, toujours en éveil, assiégeant les clubs où retentissait la parole d’émancipation politique et sociale, se mobilisant sur les boulevards, à chaque occasion de manifestation, par dix mille et par vingt mille, se jetant par cent mille à la suite du char funèbre de Victor Noir.

Ce peuple, il est vrai, avait fait de Favre, de Picard et des autres ses représentants au Corps législatif. Pourquoi ? Parce qu’il croyait, avec leurs noms connus, leur célébrité de barreau ou de presse, qu’ils étaient des projectiles meilleurs, comme on disait alors, à lancer contre la bâtisse impériale ; mais il y avait longtemps qu’il avait cessé de placer en eux une confiance de tout repos. Presque quotidiennement, élus et électeurs s’étaient heurtés, les premiers se satisfaisant au jeu puéril d’une opposition de plus en plus platonique et loyaliste, se préparant peut-être à esquisser, à l’instar d’Emile Ollivier, une conversion complète vers l’Empire libéral, les autres poussant à l’opposition irréductible, irréconciliable, à la conquête de force de la République.

De ce peuple, comment donc Favre, Picard, Simon, devenus à leur tour le pouvoir, ne se seraient-ils pas défiés et gardés ? Dès lors, ils le redoutaient ; dès lors aussi, ils le haïssaient. Ils savaient trop, en somme, où ces masses en voulaient venir et que la République à laquelle elles avaient si passionnément aspiré, et qu’elles tenaient enfin, n’était pas pour elles comme pour eux un simulacre vain, la caricature des régimes de compression et de privilèges qu’elles avaient subis depuis quatre-vingts ans, mais la rédemptrice vivante et agissante, l’initiatrice des temps nouveaux rompant en visière à tout le passé, apportant dans les plis lourds de son péplum aux travailleurs spoliés et broyés : sécurité, bien-être, liberté, la vaincue et l’égorgée de juin 48, la République démocratique et sociale. Aux yeux des futurs bourreaux, bourgeois d’abord, républicains ensuite, s’il en restait, cette foi, déjà, était un crime, cette espérance un arrêt de mort.