Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/456

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la puissance des feux dirigés contre la capitale. Quotidiennement, il venait visiter les formidables batteries de marine établies à Montretout, passait là plusieurs heures au milieu des canonniers, la longue-vue à la main, suivant l’effet des projectiles, s’entretenant familièrement avec les officiers, les hommes, répétant : « C’est vous qui tenez la clé de Paris entre vos mains ». On raconte qu’un lieutenant de vaisseau lui dit un jour : « Ce bruit doit vous fatiguer, Monsieur le Président ? — Non, répondit le vaniteux Tom-Pouce, ça me repose de celui que l’on fait à l’Assemblée ».

À Versailles, le sinistre vieillard chauffait l’enthousiasme. C’était grande liesse, « fête patriotique » chaque fois qu’un régiment revenait après un coup de main réussi, quelque fort occupé, traînant, poudreux, dépenaillés, hagards, comme un bétail razzié, les prisonniers que les Vinoy ou les Gallillet, commandant, avaient oublié de fusiller en route ou sur le champ de bataille. Un vice-président de l’Assemblée nationale, le président, par aventure le « Petit Bourgeois » lui-même y allaient de leur harangue et l’on célébrait, aux sons d’une musique joyeuse et aux vivats de toute la canaille dorée accourue, la victoire de la bourgeoisie exploiteuse et jouisseuse sur la ville plèbe, prologue et espoir de la grandiose hécatombe qui maintenant ne pouvait plus se faire désirer longtemps.

Huit jours ! avait promis Thiers. C’était aller un peu vite peut-être. Le guerrier Mac-Mahon, considérant les progrès réalisés du fait du bombardement, avait fixé, en tout cas, après conseil, au 23 la date du grand assaut. Le rempart était devenu inhabitable ; les fédérés ne s’y montraient plus ; l’heure avait sonné d’être brave, sans trop de risques. Un hasard avança de quarante-huit heures l’entrée de l’armée et le commencement de l’odieuse tuerie.

Nous venons de le dire, il n’était plus humainement possible pour les fédérés d’occuper le rempart balayé incessamment par une trombe de fer sur tout le périmètre de Vaugirard à Neuilly. Les bataillons stationnés dans ces parages avaient été contraints, pour se garer, de se replier en deçà du viaduc du chemin de fer de ceinture, à trois cents mètres environ de la ligne des fortifications. Le dimanche 21, vers 3 heures de l’après-midi, au moment où les batteries versaillaises concentraient tout le feu de leur action sur la porte de Saint-Cloud, déjà presque réduite en miettes, un homme se montra sur le bastion 64, agitant un mouchoir blanc et criant aux soldats de l’ordre, tapis à quelque distance dans leurs tranchées : « Entrez, il n’y a personne ». Cet homme se nommait Jules Ducatel ; il était piqueur au service municipal et livrait Paris pour le plaisir. Son signal ne tarda pas à être aperçu des avant-postes.

Un instant, narre le rapport officiel, on se demanda si l’on n’avait pas à redouter une de ces trahisons dont les Versaillais avaient eu plusieurs fois à souffrir ; mais bientôt, le capitaine de frégate Trêves, après avoir défendu à ses soldats de le suivre, s’aventurait seul vers le rempart et reconnaissait que Ducatel avait dit vrai. Il revenait alors aux tranchées et donnait l’ordre de la