Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/79

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conseillaient à la France de ne pas intervenir, même au nom d’une idée, dans la vie des peuples.

Et d’ailleurs quel titre avait la France du second Empire à propager au dehors une liberté qu’elle n’avait pas elle-même ? Plaisante libératrice que cette esclave orgueilleuse et avilie qui portait ses propres chaînes comme un trophée. Mais M. Thiers ne pouvait pas retirer de l’histoire le drame révolutionnaire. La Révolution n’avait pas été seulement une crise de liberté française ; par la faute de tous, par l’impatiente manœuvre girondine et par la folie de la contre-révolution européenne, elle était devenue presque d’emblée une crise de propagande. C’était un droit nouveau qui, dans l’orage de la guerre, s’était répandu sur l’Europe ; et si, sous la tourmente, l’unité nationale avait apparu à des peuples dispersés comme la condition de la liberté et du salut, était-il au pouvoir de la France de 1867 de considérer comme non avenu, pour l’Allemagne et pour l’Italie, le fait révolutionnaire et de refouler le vaste ébranlement de la Révolution continué depuis un siècle ?

Et puis, au point de vue même de M. Thiers, c’est-à-dire au point de vue de l’équilibre européen, l’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne étaient nécessaires. Avec une France concentrée, avec une Italie et une Allemagne dispersées, qu’est-ce donc que l’équilibre de l’Europe ? C’est un équilibre menteur qui est à la merci de la France. Charles VIII, Louis XII, François Ier se jettent sur l’Italie comme sur une proie. Quand Richelieu et Mazarin ont dissous, décomposé l’Allemagne, quand le traité de Westphalie l’a réduite en poussière, le continent européen est livré aux caprices, aux brutalités, aux insolences de Louis XIV, et quel malheur pour l’Europe, pour la France, pour la Révolution elle-même, que l’Italie et l’Allemagne n’eussent pas déjà constitué leur unité au moment où la Révolution de démocratie éclatait en France !

Voici, en effet, l’alternative qui s’offre à l’esprit : Ou bien ces grandes nations n’auraient pu s’organiser sans un commencement de liberté ; et s’il y avait eu, en 1789, une Italie une et une Allemagne une avec une liberté politique même incomplète et oligarchique, comme était alors la liberté de la nation anglaise, la contre-révolution européenne n’aurait pu menacer sérieusement la démocratie française. L’Italie et l’Allemagne auraient observé sans doute la réserve qu’observa d’abord l’Angleterre, qui s’est engagée dans la lutte tardivement et à contre-cœur, beaucoup moins pour sauver de la contagion démocratique ses institutions d’oligarchie que pour préserver sa puissance commerciale des menaces de la France débordée, qui s’emparait des bouches de l’Escaut, et qu’aurait pu contre la France et la Révolution une Autriche ne disposant plus de l’Allemagne et de l’Italie ? La France aurait donc pu, en un mouvement hardi, aller dans le sens de la souveraineté populaire et de la démocratie bien au-delà des libertés anglaises déjà communes à tout le continent, sans provoquer contre elle une coalition européenne. Ou bien l’Allemagne et l’Italie auraient constitué leur unité nationale, non pas selon le type de