Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/80

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l’Angleterre, mais selon le type de la France elle-même, c’est-à-dire sous l’impulsion et la direction de monarchies absolues. Mais qui ne voit que les souverains de l’Italie une, de l’Allemagne une, n’auraient pu refuser à ces deux grandes nations, enfin concentrées, une part au moins de cette liberté politique que la France unifiée revendiquait contre ses nobles et ses rois ? Ils n’auraient donc pu conduire leurs peuples à l’assaut de la France en une croisade de contre-révolution.

Ainsi, dans cette hypothèse encore, la démocratie française aurait été à l’abri d’une agression ; et elle-même n’aurait pas cédé à la tentation d’orgueil et de violence que développa en son esprit la faiblesse bientôt constatée d’une Europe morcelée et chaotique. L’unité allemande et l’unité italienne manquèrent donc à l’équilibre de la Révolution, comme elles avaient manqué sous l’ancien régime à l’équilibre de l’Europe. Avant l’avènement national de ces deux peuples, il n’y avait pas équilibre, mais au contraire déséquilibre européen, pour le plus grand dommage et de l’Europe et de la France elle-même. Et si M. Thiers parle d’équilibre pour un système européen livré à toutes les témérités et à toutes les surprises, c’est parce que sous le nom d’équilibre il entend la domination de la France, prudente il est vrai et mesurée. C’est l’Angleterre qui a la mission de corriger les excès de la France quand celle-ci, sous Louis XIV, sous Napoléon, détruit jusqu’à l’apparence de l’équilibre.

Mais n’est-il pas meilleur que le mutuel contre-poids de grandes nations organisées contienne peu à peu toutes les ambitions ; et que signifie cette vieille horloge dont l’aiguille toujours affolée ne peut être ramenée à l’heure que par les interventions contradictoires d’horlogers qui se disputent ? Ce que M. Thiers, dans la leçon d’histoire donnée au Corps Législatif, appelle la politique de l’équilibre n’est que la succession violente de tentatives de domination universelle. C’est d’abord l’entreprise de la royauté française sur l’Italie. C’est ensuite l’effort de la Maison d’Autriche. et comment tout cela était-il possible ? M. Thiers accuse la politique nouvelle, la politique des « nationalités », d’avoir rompu ou disloqué toutes les barrières, déchaîné toutes les convoitises. Mais c’est précisément l’absence de cette politique qui, de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe, a livré l’Europe à toutes les combinaisons de la force.

L’Italie divisée a été une tentation pour nos rois. Et si Charles-Quint a pu former son rêve monstrueux de domination universelle, c’est parce que, dans le groupement des États, la politique de ce temps ne tenait aucun compte des affinités de langues, de races, de mœurs, d’histoire qui groupaient les hommes et qui limitaient les groupements. En fait, c’est par une première application inconsciente du principe des nationalités que la France a résisté aux prétentions des Habsbourg. C’est l’impossibilité de maintenir sous un même sceptre des peuples différents d’origine, de tempérament, de formation historique qui a fait avorter le dessein de la maison d’Autriche ; mais cette indépendance réciproque des groupes historiques foncièrement distincts n’a-t-elle pas pour