Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/156

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

plus tard, lui restera le plus fidèle, quand la démagogie plébiscitaire, alliée à tous les partis réacteurs, à des républicains traîtres à leur cause ou égarés par des événements troublants, tentera de s’emparer de l’opinion et de se faire porter par elle à la conquête du pouvoir.

Nous avons eu l’occasion d’indiquer que le sentiment dominant du pays c’était de voir la paix maintenue. Ce sentiment est celui qui se maintiendra avec le plus de solidité, se marquera d’autant plus que la réorganisation militaire et navale s’effectuera. Ceci ne veut pas dire que le sentiment patriotique s’atténue, s’amoindrit ; il se modifie, il s’épure, il s’élève. La guerre crée des charges lourdes ; elle impose de cruels sacrifices ; elle offre des aléas terribles ; le vainqueur en sort presque aussi meurtri que le vaincu, et pour quels avantages matériels ou moraux ? Comme on la concevait durant la prodigieuse et meurtrière épopée du premier Empire, durant les lamentables expéditions du second Empire aux victoires si souvent incertaines, remportées plus par la valeur des troupes que par la science — combien douteuse ? — des chefs, la gloire militaire n’est plus comprise ; elle est même redoutée. La dernière guerre a fait lever trop d’hommes qu’ont décimés les nouvelles armes et les maladies coutumières, inévitables, dans les grandes agglomérations de soldats condamnés à une vie tout à fait anormale ; celle qui pourrait surgir viderait hameaux, villages, villes, petites, moyennes ou grandes, de tous les hommes valides, capables de porter un fusil ou de manier un sabre. Cette échéance, il la faut reculer, éviter à tout prix. Se défendre contre une agression, mais ne provoquer aucune aventure belliqueuse en Europe, tel est le mot d’ordre tacite ; il aura une influence déterminante sur la politique française, quelles que soient les rancœurs de la défaite et la douleur causée par la mutilation de la frontière Est.

Du reste, pendant plusieurs années, la France va rester dans un isolement complet et va voir se former autour d’elle de véritables coalitions, d’aspect défensif il est vrai, mais que la moindre complication, que la plus anodine provocation peuvent rendre offensives. Il y a de quoi réfléchir, et on réfléchit. Ce sentiment pacifique, dominant, M. Gambetta, qui a été l’homme actif de la défense nationale, qui incarne la revanche après avoir incarné la « guerre à outrance », en comprend toute l’importance politique. Parlant aux enfiévrés, aux impatients, aux politiciens qui exploitent sans vergogne les douleurs les plus poignantes, les regrets les plus amers, il prononcera les paroles représentatives du sentiment général à propos des provinces perdues : « Pensons-y toujours, mais n’en parlons jamais ».

C’est bien une idée ferme, l’idée de paix extérieure, de tranquillité intérieure, qui conduit la France vers la République ; elle est tellement intense que les partis conservateurs en sont réduits à l’impuissance et que d’un provisoire chaotique sortira un gouvernement définitif qui sera la préface fatale de la République désormais aux mains des républicains.