Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/277

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chauvins et de tous les politiciens sans scrupules qui se rallient aux agitateurs prometteurs de profits.

M Scheurer-Kestner publiait dans le Temps une lettre par laquelle il affirmait non seulement que le jugement du Conseil de guerre était entaché d’irrégularité, mais encore qu’il était inique ; il avait entre les mains les preuves évidentes de l’innocence du capitaine Dreyfus. Le bordereau qui lui avait été attribué et qui avait été la pièce capitale de l’accusation n’était pas de lui mais d’un autre ; cet autre, c’était le coupable, il fallait à tout prix le découvrir. Désormais la lutte pour la révision du procès Dreyfus et contre le parti nationaliste devait, en l’énervant de plus en plus, tenir constamment en haleine l’opinion politique.

Il est matériellement impossible de reprendre, de rapporter dans le déroulement de ses passionnants détails ce mouvement en faveur de la révision qui devait se prolonger parmi les hésitations, les terreurs électorales des ministères qui se succédaient et du monde parlementaire dont le travail normal se trouva annihilé ou faussé. Mais des hommes de cœur appartenant à tous les partis, surtout au parti républicain et au parti socialiste, s’attachèrent à la si noble entreprise de M. Scheurer-Kestner : MM. Clemenceau, Ranc, Lazare Bernard et tant d’autres dont les noms sont restés gravés dans toutes les mémoires, s’attachèrent à réclamer justice. Dans leurs admirables pages accusatrices, Émile Zola, Jaurès, Anatole France, Trarieux, Havet, Duclaux, le colonel Picquart, bravant l’opinion déchaînée, instruisirent le procès du Conseil de guerre, des jésuitières embusquées dans les bureaux de l’état-major et, peu à peu, l’opinion se ressaisissait malgré la campagne de violences, de perfidies de la coalition nationaliste, devenue plus audacieuse que jamais. La culpabilité d’Estherazy, cet aventurier militaire, ne faisait plus de doute, et le suicide du colonel Henry, au mont Valérien, projetait d’étranges clartés sur cette affaire mystérieuse, inexplicable surtout dans ses origines et son but.

La grande majorité du parti socialiste s’était jetée avec la plus vive ardeur dans cette émouvante mêlée et son intervention, tant par le talent, l’ardeur de ses orateurs, de ses écrivains, ne fut pas sans exercer une déterminante impression sur l’opinion publique. Il réclamait justice, pour qui ? pour un des fils de la classe capitaliste qui, officier dans l’armée, n’aurait sans doute pas hésité à marcher contre lui pour sa défense, en cas de troubles ou de révolution. Ce n’était donc ni un intérêt de classe ni de parti qui le guidait, mais bien une haute pensée : la réparation d’une injustice flagrante, d’une iniquité monstrueuse, commise par des officiers contre un des leurs, sans que les véritables motifs s’en pussent démêler.

Il affirmait par son attitude que ses revendications, toutes ses revendications, il les élève au bénéfice de tous, ainsi qu’il le proclame dans son programme, « sans distinction de race, de nationalité ». Puis, comme cela était advenu durant la tourmente boulangiste, il avait compris que le gros de la