Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/30

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non plus avec un roi ou un empereur, mais avec ses propres représentants, car le peuple proprement dit, tenu en tutelle par elle, désignerait pour le représenter non des siens, mais des candidats par elle choisis, patronnés. C’était la monarchie sans roi, avec une poignée de chefs se concertant pour conserver les institutions des anciens régimes, modifier légèrement celles qui avaient trop vieilli.

Quant au peuple, celui qui travaille effectivement, créateur de la richesse publique et privée ; sur qui, directement ou obliquement, mais lourdement, retombe le poids de toutes les charges, voué à tous les caprices de ses employeurs, à toutes les fatalités, à tous les aléas économiques, il était attiré vers la République par ce sentiment tout instinctif qui, peu à peu, se développera en conviction consciente, raisonnée, que la République pouvant devenir son « gouvernement à lui » pourra améliore sa situation d’abord, puis préparer son affranchissement complet ; ne dit-on pas de lui, même dans les organes de la bourgeoisie la plus modérée, qu’il est le « Souverain » ?

Au reste, dans les grandes villes et dans certains centres industriels, l’idée républicaine s’était manifestée avant la guerre ; on l’avait pu constater les résultats du plébiscite ; sur quelques points il portait même, très accusée, l’empreinte socialiste, le plus souvent sentimentale il est vrai.

Un seul élément parmi le peuple inspire des doutes, des inquiétudes, c’est l’élément rural. Le petit propriétaire et l’ouvrier agricole vivent à l’écart, pour ainsi dire dans la solitude. Ils ne sont pas indifférents, simplement défiants, car tout leur est un sujet de craintes ou de soucis ; leur vie est de travail lent mais pénible : semailles et récoltes soumises aux caprices des saisons plus ou moins favorables ; procédés de culture fort arriérés, par suite onéreux et peu rémunérateurs ; alimentation rudimentaire, hygiène nulle, ignorance grande. Pour le petit propriétaire, des impôts écrasants qui vont encore s’alourdir, des dettes masquées par des hypothèques ; pour l’ouvrier un salaire, souvent dérisoire, voilà pour les conditions matérielles ; quant aux conditions morales, la crainte de l’autorité et du curé. Pas de lecture, la presse n’est pas assez répandue et l’instruction n’a été que parcimonieusement distribuée. Le pays rural vient d’envoyer à l’Assemblée une collection de députés rétrogrades tels qu’il ne s’en vit pas, même dans la Chambre introuvable de la Restauration ; plus férus de cléricalisme et de monarchisme que les émigrés retour de l’étranger. Il a eu peur de la continuation de la guerre ; il a eu peur de tout ; on a tellement bouleversé sa conscience qu’il est allé au scrutin en aveugle.

Et, cependant, plus lentement sans doute, mais aussi sûrement et avec plus de suite dans les idées, il va se rallier à la République, ce pays rural dont l’attitude a si vivement préoccupé le parti républicain : il va en devenir le plus ferme soutien quand, plus tard, le mouvement boulangiste comme un pernicieux, malsain accès de fièvre, secouera le pays et contaminera, affolera la démocratie des grandes villes. C’est qu’il a compris que la République est la plus sérieuse