Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/35

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ceux qui existaient. C’était l’application du « silence aux pauvres » dans toute sa beauté. Par 314 voix contre 197, l’Assemblée avait adopté le projet de loi dû à la collaboration de MM. Dufaure et Ernest Picard. Si tout était employé pour entraver le développement du parti républicain et, naturellement, empêcher toute tentative de réorganisation du parti socialiste, en revanche la plus grande latitude, les plus précieux encouragements étaient prodigués à tous les éléments de réaction. Parmi ceux qui s’occupaient aux préparatifs d’une restauration, par la réconciliation du Comte de Chambord et des descendants de ce Philippe-Égalité qui avait voté la mort de Louis XVI, une sainte cohorte concentrait ses soucis et son activité sur la situation pitoyable du pape Pie IX et de la religion menacée par les progrès de l’indifférence, de la critique, de la libre-pensée.

Le 20 septembre 1870, quelques jours après Sedan, après un bref combat, l’armée italienne avait pénétré dans la Rome papale, donnant un éclatant démenti au solennellement grotesque « jamais » de M. Rouher, et le pouvoir temporel des papes avait vécu. Cette situation plongeait dans une inconsolable douleur les militants catholiques français. Comme si ce n’était pas assez d’avoir, par deux fois en vingt années, en 1849 et en 1869, exaspéré les Italiens contre nous, en maintenant, par la force des armes, Rome sous le joug clérical, les monarchistes français allaient tenter de restaurer le pouvoir temporel, au risque de lancer la France, encore sous le coup des désastres subis, dans une folle et funeste aventure.

Le recul de plus de trente années, qui permet de juger de sang-froid les événements, inclinerait à supposer que les meneurs de cette campagne papaline étaient frappés d’aliénation mentale. Sans doute, en ces circonstances, l’Église apostolique, catholique et romaine, manqua-t-elle de cette souplesse qui, si souvent, a fait sa force et lui a permis de traverser victorieusement des crises très graves. Il n’en est rien cependant. Ces gens calculaient froidement et s’engageaient méthodiquement dans une partie capitale, décisive. Restauration monarchique et restauration du pouvoir temporel étaient les deux facteurs solidaires du problème que se posait cette importante fraction du parti conservateur qui comprenait qu’en France une république si rétrograde ou stationnaire qu’elle pût être, serait fatalement la préface d’un mouvement démocratique irrésistible, pour si tardivement qu’il dût se produire.

Le calcul était juste et les événements le démontreront par la suite. Si la puissance économique joue un rôle formidable dans le monde, courbant sous son joug, écrasant ceux qui ne possèdent pas et la majorité de ceux qui possèdent, la puissance cléricale joue, de son côté, un rôle non moins notable, tout simplement moral qu’il apparaisse. Elle est la collaboratrice la plus efficace des gouvernements et des classes dirigeantes, quand on lui laisse la part d’action qu’elle réclame et qu’on lui concède la somme toujours énorme de privilèges matériels dont elle est avide.