Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/38

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conjonction de deux hommes d’État qui, parmi les intimes, mais sans trop se cacher toutefois, se traitaient réciproquement de « fou furieux » et de « sinistre vieillard ». Mais il fallait compter avec les passions cléricales de la droite. M. Keller déclara brutalement que ses amis et lui auraient voté l’ordre du jour de M. Marcel Barthe, si l’appui de M. Gambetta ne lui avait donné un caractère tout spécial : ils ne pouvaient plus lui accorder leurs suffrages.

M. Gambetta, à cette attaque directe, riposta avec véhémence : « Je connais cette tactique, s’écria t-il, qui consiste à jeter des personnalités dans le débat ! Je puis être pour vous tous un homme suspect et dangereux ; eh bien, prenons jour pour discuter mes actes. Aujourd’hui, je vous demande si follement vous voulez lancer le pays dans de nouvelles aventures ! »

Parmi l’orage déchaîné, M. Thiers fit une déclaration ferme, bientôt suivie d’une navrante capitulation. D’abord il déclara que, malgré l’appui donné par M. Gambetta, il maintenait son acceptation de l’ordre du jour Marcel Barthe : « Je ne retire pas mon adhésion à l’ordre du jour de M. Marcel Barthe, dit-il, parce que tel ou tel l’a accepté. Je ne recherche l’accord avec personne, mais quand il arrive, je ne le fuis pas ».

Les monarchistes revinrent à la charge, non à la tribune, mais plus directement, à son banc, le mettant en demeure d’opter entre eux ou l’ancien dictateur et il céda : il reparut à la tribune et, là, il déclara qu’il consentait au renvoi au ministère des affaires étrangères, mais avec cette condition qu’on ne l’engagerait pas dans une politique grosse de dangers pour la France, et le renvoi fut prononcé après que, par 409 voix contre 200, l’ordre du jour Marcel Barthe eût été repoussé.

Cette discussion était significative : elle révélait le plan formé par la coalition des réactionnaires et des cléricaux ; elle marquait un des points de départ de la lutte qui allait s’engager contre l’Église et qui n’est point terminée, malgré le régime nouveau créé par la séparation des Églises et de l’État.

Cette lutte, les luttes pour l’établissement d’une République solidement assise, le parti avancé décimé, sont pour faire comprendre la lenteur avec laquelle allait se reconstituer un parti socialiste ayant son programme spécial et sa tactique particulière. Toutefois, cette lenteur ne fut que relative eu égard aux difficultés nombreuses, d’apparence insurmontables, à des crises particulièrement graves et délicates.