Page:Jaurès - Histoire socialiste, XII.djvu/86

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pas sans des inquiétudes, sans doute plus affectées que réelles, que M. de Bismarck et le grand État-Major allemand assistaient à la réorganisation militaire du pays. Cependant il était visible que le peuple allemand, proprement dit, n’avait pas plus d’intérêt que de goût à s’engager dans une nouvelle aventure, dût la victoire la conclure encore.

De même qu’en France, toute l’activité économique, durant plusieurs mois suspendue, avait repris, dès la paix rétablie, et c’était une activité d’un caractère bien net et très puissant ; l’activité d’un peuple jeune, laborieux, fortement organisé, qui apparaissait sur le champ de bataille de la production et des échanges savamment outillé, habile, entreprenant, armé de capitaux, par suite, soucieux du maintien de la paix. Puis, malgré la griserie de succès militaires retentissants, tels que l’Europe n’en avait vus, depuis l’épopée impériale, peu à peu se faisait le douloureux inventaire des pertes essuyées. Sans compter les milliers de morts, de blessés, frappés en pleine lutte, parmi le crépitement de la fusillade, le fracas des canons, la fureur sauvage des charges de cavalerie ou d’infanterie, s’établissait le bilan formidable des soldats décédés par suite des fatigues, des rigueurs de la température, du typhus, de la variole ; de toutes les maladies qui s’abattent sur les grandes accumulations d’hommes soustraits à leur vie coutumière ; condamnés à un régime anormal, à une existence oscillant entre l’éreintement et la nervosité fatale chez tout être que les fatalités, les sottises, les crimes de la politique extérieure des nations transforment brutalement en instrument de meurtre.

L’Allemagne bourgeoise et ouvrière comprenait bien que les feuilles de chêne et les lauriers de la victoire, souillés de sang, se devaient voiler d’un funèbre crêpe de deuil. Victorieuse, il lui fallait panser de nombreuses et cruelles blessures. La victoire était profitable au seul parti militaire, caste à part, qui n’a de profits, par elle appréciables, qu’à la guerre. Il y avait donc matière à réflexions, hésitations pour les gouvernants, d’autant que le socialisme, malgré la crise patriotique très intense qui venait de se produire, grâce à l’ineptie, l’imprévoyance criminelle du gouvernement de Napoléon III, faisait des progrès énormes sous l’impulsion des militants qui, comme Bebel, Liebknecht, profitaient de toutes les circonstances pour démontrer au prolétariat la nécessité de se grouper autour d’un programme très net. Du reste, fait remarquable mais non anormal, à mettre en lumière, bravant les injures des chauvins, les menaces souvent suivies d’effet, des agents et des juges, ces militants et leurs camarades, tout en accomplissant leur devoir, défendant leur pays, n’avaient pas hésité à affirmer leurs sentiments affectueux envers le peuple français qu’ils ne rendaient pas responsable des fautes du gouvernement impérial.

N’avaient-ils pas protesté contre la continuation de la guerre, après la proclamation de la République, c’est-à-dire après la disparition de ceux qui l’avaient provoquée ? N’avaient-ils pas énergiquement protesté ― et l’acte